Tu sauras vendre des Bibles à des islamistes fondamentalistes



22 février 2011: la choucroute était pas bonne, des bouts de bidoche noire frottaient dans le jus trouble du chou. Les vitres du resto étaient crades, la gouine désagréable qui nous servait de serveuse m'a prévenu d'un accident nucléaire imminent, qu'il fallait payer et se barrer. Bobby mangeait avec moi. Manager du secteur nord est un type de deux mètres, un corps identique à celui du père de Litteul Kévin, 50 ans, tee-shirt Everlast, crâne rasé, chaînes, bagues et boucles d'oreilles massives, barbe et rouflaquettes poivre et sel. Un ex punk du début des années 80 devenu garde-chiots dans une entreprise de vente sauvage de livres. Des lunettes noires carrées et un accent de titi parisien. On parlait des berus, des années 80, de l'anarchie. Je me sentais comme un fils avec son père gradé dans l'armée.

23 février 2011: Bobby a été remplacé. Un manager en chasse un autre. Je m'en fous. De toute façon, nous regardons des documentaires sur des serial killers comme des reportages sur l'UTAH vu du ciel. On ne se rappelle plus de rien, des pires horreurs. On s'en fout, on n'y arrive plus. On fait semblant de pisser juste alors qu'on asperge toutes les pièces de notre life. Et Aurélie me chatouille le cul pour me faire rire, en me parlant d'une vie hypothétique en Californie. "Là-bas, avec les palmiers, les plages, les belles voitures, ils sont moins angoissés. En Europe, ça fait dix ans qu'on a l'impression de se consumer dans la dépression collective". J'ai envie de lui dire qu'elle est magnifique quand elle parle comme ça. Mais je ne lui dis pas pour qu'elle continue... à parler comme ça...



24 février 2011; j'avais la plus belle vie qui soit lorsque j'étais enfant, dans cette zone de la vie où tout est parcellaire: un dictateur, des séismes, des effluves d'humidité permanente mêlée au tabac froid et l'alcool. Les fragrances des usines de fonte, le fumet âcre de la sueur crachée par la colère. Les hommes courbaient l'échine, grimpaient dans le bus si beau des années 80, dans la lumière de néons fades, sous le regard vide du chauffeur pipant ferme sur sa Gitane maïs tout le long du trajet. Tout ça pour dire que l'hiver qui ne prend pas fin, l'hiver qui ne représente plus rien, l'hiver qui n'est plus l'hiver, qui est un printemps frais aux jours étriqués par la rotation lunatique de la Terre... Je bedonne suite aux grignotages, suite aux ivresses... Tous ces ouvriers dans les bus étaient les dynastes du néant... Un jour, un type vêtu de beaux tissus avaient décidé de poser un grand bâtiment à cheminée sur les bords de la Meuse. Dès lors, les péquenots, les culs-terreux trimant dans les champs pour une bouchée de pain se rendirent à l'entrée de l'usine où un contremaître polonais ou italien, aussi rigide qu'un général de la bataille de Verdun, les fouettait à coups de: "Si tu donnes pas le maximum, il y en a 10 comme toi qui attendent à la porte"... Je m'endors contre le creux du matelas laissé par Aurélie. Bonne nuit ténébreuse.



25 février 2011: c'était sans doute plus traumatisant ces guerres mondiales, mais avouons que la guerre économique qui frappe dure n'est pas beaucoup plus agréable à vivre. Désormais, les assureurs ont poussé au changement dans certains pays pour qu'un fumeur fasse le serment de ne plus fumer s'il veut un remboursement de ses soins contre un cancer du poumon. La tyrannie de la quête d'immortalité, du moins d'une longévité... Cette tyrannie uniquement justifiée par le fait qu'on a tué Dieu, qu'on n'a descendu un voile sur l'horizon létale. On a coupé la joie d'un prolongement de l'âme, alors chacun tente de conjurer le sort, de repousser la mort en ne fumant plus, ne buvant plus, ne combattant plus pour ses idées, en ne sacrifiant plus sa vie pour la justice ou ses propres principes. On ne veut plus mourir pour rien. On ne veut plus mourir. On veut vivre mieux, on hurle qu'il nous faut toujours mieux, toujours meilleur, toujours plus parfait... On affirme que la vie est pourrie, médiocre et alors? Pourquoi ne se tue-t-on pas? Parce qu'on a peur du vide qui suit, du néant, puisque Dieu est mort, puisque les horizons infinis du Multivers sont niés... Alors on réclame les médicaments, la quarantaine des malades, des vieux, des handicapés... On prétend les aimer, on prétend les soutenir, mais on ne les voit pas dans la rue. Pas un éclopé, presque plus de SDF, quasiment pas d'attardés mentaux. Pour les rencontrer, il faut aller dans des camps de concentration moderne où ils sont cajolés comme on mixe de la merde pour en faire du bon purin. J'ai bu, j'ai gerbé, j'ai enterré mon corps dans le matelas cabossé. Lundi, j'aimerais ne plus aller travailler, me faire chier avec ce statut de stagiaire, enrichir les managers de Livres Loisirs...

26 février 2011: j'écoute Dj Zinc à fond dans mon casque en regardant les mecs s'engueuler avec les CRS. Des retraités de je ne sais quel bord qui râlent contre je ne sais quel projet du gouvernement. Ils me font marrer. Je bouffe mes frites en riant. Un septuagénaire interpelle des jeunes gens pour leur demander de les rejoindre et de lutter. Les jeunes s'en foutent, ils veulent crever lentement dans les écrans des grandes entreprises/mamans. Sucer les gros nichons gonflés des matrices maternelles du CAC 40 et du DOW JONES. Je reprends le taf dans 10 minutes, mais grâce au réchauffement climatique, je peux profiter du printemps en hiver. C'est si doux. J'aimerais me vider les intestins dans une couche pour parachever ma condition d'enfant du capitalisme sauvage.

27 février 2011: Dimanche, terre de pendaison, suivi du lundi, l'ère de la crucifixion. A les écouter se vautrer dans le miel de leurs petits malheurs, les "travailleux" d'ici-gît seraient plus en peine que ceux de là-bas. Dimanche aussi, terre d'asile pour aliénés traînant les guêtres dans les immenses zones commerciales sur le bord des précipices banlieusards qui enserrent les cités. Dimanche, escale des cafards, de la gorge serrée, de la mélancolie. Au lit, Aurélie se lance dans sa diatribe sur sa vie de merde. Nous tentons de parler de Dieu, mais elle ne le considère que comme une lubie de pétochards à la lisière de la mort. "Dieu, c'est la dope des trouillards!" On se love l'un contre l'autre en laissant la télé en sourdine. Arrimés l'un à l'autre, on glauque, on se colle la glu de nos bouches pâteuses. Trop d'alcool, trop de baise aux orgasmes low-cost, trop de ses gémissements... A l'extérieur, on la figure comme une fille forte, sexy qui chope le destin avec les dents, mais nan dedans, c'est dément, c'est dévié, c'est insane, l'aorte tranchée qui s'écoule en geyser dans sa poitrine, ses entrailles, ses atomes tarés, galaxies de l'infiniment petit s'entrechoquant, brisant les tissus, la vitrine, l'épiderme... La luit la mélancolie. Dimanche, terrain vague jaillissant d'un circuit imprimé couvrant la planète entière.

28 février 2011: je sens bien que j'incarne Andy Vérol sur les réseaux et ailleurs. Je suis celui qui chie à côté quand les autres vomissent bien droit. Chaque jour je balance mes saletés sans très bien comprendre pourquoi les statistiques de fréquentation de mon blog explosent. En caleçon devant l'ordinateur, la clope au bec, la canette de 8/6 à portée de main, je mouline les mots pendant qu'Aurelie se vernit les ongles de pieds en écoutant Antipop Consortium, la tête rangée dans une calotte de médocs. Je voudrais parler, échanger, lui dire comme ce serait beau de se sortir de ce taudis pour respirer le monde.

28 février 2011: l'apocalypse selon les jours, à la carte, avec ou sans barbecue ou fête à l'oseille... J'entends sans cesse ce brouhaha de fêlés aux airs de gens normaux, salariés au pas devant les managers, cohortes de pachydermes cloîtrés dans les cases openspace des entreprises. Dans le vestibule de leur vie chronométrée, taillée pour maintenir artificiellement sous le joug des chefs, il y a leurs vices, leurs petites morales rabattues dans le cachot de leurs cerveaux. Ils n'aiment ni les fous, ni les grabataires... Aurelie a disparu. On s'est quittés gentiment après une baise malodorante dans les chiottes d'un cinéma de banlieue. Puis plus rien. Plus de sms, de statuts Facebook, de Twitter, rien...





1er mars 2011: On parle sur le seuil de la porte arrière des locaux de Saint-Denis. Myriam vient d’intégrer les effectifs de la cohorte de stagiaires commerciaux au teint olive et aux tenues presque impeccables. Elle a « fait toute ma carrière dans le groupe Mogliano en tant qu’acheteuse. C’était intense. J’ai pété un plomb quand ils ont été rachetés. Ils me proposaient un poste moins intéressant à 150 kilomètres de chez moi… J’ai pas suivi. Après, ils m’ont pourri la vie et m’ont viré pour faute grave. Je suis encore aux prud’hommes contre eux, ça fait 2 ans, j’ai plus un rond ». On a tous en nous quelque chose de décati… Ah ah ! Ensuite, alors que j’attaque le filtre de la clope, par une pirouette dans les méandres de l’échange, on en vient à parler des Bonobos qui résolvent les conflits en baisant. On rit. Ses 54 ans se dessinent sur son visage cireux, mais je suis tendu. « J’ai hâte d’être en conflit avec toi… ». J’ai lâché ça comme une caisse. Elle se tait, gênée, mais interloquée. Surprise, terrassée. « On va faire équipe cette semaine. Je vais t’apprendre toutes les ficelles du métier. Je pense que dans 5 jours, tu sauras vendre des Bibles à des islamistes fondamentalistes… C’est ça un bon commercial ». Elle sourit. Elle a une incisive un peu marron. Pas grave. Je ferai avec. Avec un peu de chance, on réglera les tensions façon bonobo dans ma Twingo. Territoire de prospection : les Bellevues à Eragny sur Oise. Un no-convivial land à grand bec de charognard…


2 mars 2011: mon esprit a les coins carré comme la Tivi, pensez tévé TV Télévision. 5 secondes d'une vie pour connaître une histoire d'amour simple, sans draps sales qui volent au vent sur le fil à sécher le linge. Pas de mois de septembre, pas de mois qui déclinent. Le sexe en carton, la valise en prépuce, la cage à lardons fumés, une cage en cagette éclatée par les vagues rouges mercure de l'Océan. Tout le monde laisse traîner ses slips chinois dans sur les talus d'ordures perchés sur les têtes d’œuf des MA-NA-GERS! 
Plus de nouvelles d'Aurélie, je vais casser un ou deux élastiques dans la tête, me décerveler avec un débouche-chiottes, jouer la playlist des râles ultimes, du corps en paraffine, un manteau brut de stress posé négligemment sur l'épaule dénudée. Je place ma main droite au milieu du front pour couvrir mes iris du soleil noir vif. La ville est culbutée devant moi, les avenues écartées, le tunnel noir au croisement de celles-ci. Une forêt d'arbres noirs entoure l'entrée du souterrain où s'engouffrent les bagnoles excitées... Plus loin, les deux dômes géants des quartiers est et ouest pointent vers la voûte céleste, triomphants, turgescents... J'empoigne ma queue extirpée de mon jean mou, et je me masturbe devant la cité offerte, me vidant indécemment à la face de la foule grouillante des trottoirs... Mes burettes légères léchées par la brise printanière soudaine... Au moment de remballer, je pense à pisser avant de rejoindre la voiture et de descendre pour aller m'apparier avec la carcasse populeuse de la cité. 
Voilà plus de 10 heures que je suis sur les routes. Il me reste trois clients à faire avant de rentrer...


3 mars 2011: j'ai bu tout ce que ma dépression a pu me réclamer. Je pourrais me tirer les nerfs des poignets à l'instar de fil de crin. Personne ne m'a dit comment remettre tout en ordre, finir mon assiette, tenir la bavette à monsieur madame, personne ne m'a expliqué le chemin qu'il fallait prendre. J'ai foutu mon poing dans la gueule de ce client là, vers Monthermé, zone Nord-Est qui risque de m'être affectée. L'extrême est comme horizon de vie, la vitre des yeux trempée par la buée. Un bavoir, une buvette où m'accouder pour discuter avec les Nono et Momo du coin, des types à la retraite prêts à ressusciter Hitler pour se remettre de la jeunette sous la langue. Je retourne en Région Parisienne demain. Aurélie m'a finalement laissé un message. Défoncée, la voix livide, elle n'a su que me dire: "Va de faire enculer sale putain de loser de merde avec tes bouquins qui s'vendent que dalle et ta vie de p'tit esclave, d'commercial d'merde". Elle a raccroché après avoir lâché un ultime rot. J'ai hâte de rentrer pour aller frapper à sa porte.

Léonel Houssam

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