C’est gênant de compter les morts
Si les pauvres, les
besogneux, les beaufs, les pas assez formés, les pas diplômés et mal diplômés,
les pousseurs de caddies comme les défoncés des coins des rues qui puent la
pisse n'étaient pas là, les pigeons voyageurs bourrés d'oseille ne seraient
propriétaires que de leurs métastases.
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Je suis très gêné
par le décompte, celui des morts et ce déferlement d’hommages tous plus pathétiques
les uns que les autres. C’était un grand homme, c’était des pauvres gens,
allumons des bougies, écrasons une grosse larme sur son canapé, commentons,
encensons et déplorons le départ d’untel, d’unetelle, ou de ces milliers de
quidams défoncés par une tempête ou un séisme ou une guerre. Mais bien entendu
la réponse en boucle, vide de substance : « C’est humain ». Tuer son prochain,
le violer, l’humilier, l’expier, le bannir, le baiser, le rouler, le démolir,
l’humilier, le ravager, le bouffer, le brûler, le faire pourrir, le montrer du
doigt, le mettre en danger, le condamner, le pendre, le noyer, le rouer de
coups, le virer, le bousculer, l’insulter, le critiquer, le diffamer, le
rejeter, le mettre au pilori, l’excommunier, le classer dans la catégorie «
monstre », le piétiner, le soumettre, le ligoter, le moquer, le charrier, le
brimer, … tout ça c’est humain. C’est le propre de l’Homme, sa nature profonde
de dégueuler sa frustration dans tous les coins. Il peut se détruire, s’amuser
de la souffrance, il peut se revendiquer pacifique et tolérant tout en
régurgitant sa haine sur ceux avec qui il ne partage pas la morale, la culture,
les opinions, les maux… Même. Il peut utiliser son portable ou se goinfrer au
restaurant ou se faire griller sur une plage sans se soucier une seconde de la
souffrance engendrée par son égoïsme consumériste. C’est gênant de compter les
morts, c’est gênant d’en faire l’éloge quand ce sont des célébrités. C’est
gênant de lire des « RIP » qui en remplacent d’autres. Ça fait de la mort une
poussière sur la manche que l’on souffle et qui s’éparpille dans l’air. Jusqu’à
la prochaine poussière. Ça exclue certains, ça en inclut d’autres. C’est gênant
de n’avoir que le droit de se taire quand un disparu célèbre est mort, qu’il est
mis sur un piédestal alors que sa vie ne fut qu’une succession de petites
compromissions de méchant égoïsme drapé de philanthropie médiatique. C’est
gênant la mort, c’est compliqué la mort. C’est intime, profond, mais ça ne peut
pas être le prétexte pour réhabiliter, oublier, déformer ce qui fut. C’est
gênant la hiérarchisation des morts. C’est étouffant, c’est idiot et
moutonnier. C’est indécent, certainement mais c’est surtout vide de sens. Nous
sommes tous sujets de cette faille, de ce tic comportemental. Mais c’est gênant
quand un vivant trépassant devient une icône, une statue, un objet de
vénération ou un prétexte pour fermer ses yeux sur ses propres lâchetés. Les
morts sont morts et ceux qui en parlent trop, qui valorisent un être parce
qu’il est décédé, sont pour moi la preuve de leur mépris de la vie. La mort
n’est pas un état, n’est pas une situation, n’est pas un trou noir… Elle est un
outil conscient ou inconscient pour les êtres humains croupissant dans le
confort, de s’offrir une vertu grossière, vulgaire… J’ai demandé qu’on rappelle
le docteur. J’espère qu’il sera là à temps. Je ne suis pas prêt à mourir sans
éloge, sans hommage. Moi qui ne suis rien. Moi qui suis le Mal. Qui suis la
culpabilité.
Mon Usine 2. A suivre…
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