Un instant en suspension avant de tomber à pic





On me disait "pourquoi tu ne déménages pas ?" et je répondais invariablement la même chose: "Les thunes". Je reconnaissais ce petit sourire moqueur et de mépris de connard sur le visage de l'interlocuteur qui semblait se dire "il se plaint, c'est pourtant pas compliqué d'aller vivre ailleurs". Vivre ailleurs. Tout avait un coût. Ils s'imaginaient dans leur position de salariés propriétaires encastrés dans un confort d'usure mentale qu'il "suffit de" "y'a qu'à faut qu'on" "quand on veut on peut" "on a que ce qu'on mérite". Ils se disaient ça si fort quand ils répondaient poliment "ouais je comprends c'est pas facile". Ils pensaient vivre dans un monde ouvert, au-delà des frontières, un monde pas tenu par les couilles par sa disparition en cours. Leur religion était le déni, leur Dieu était l'espoir, leur prophète intérieur leur disait à tous : "y'a déjà eu des crises et l'homme a toujours trouvé une solution même dans la douleur". Ils étaient le loup du dessin animé Speedy Gonzales, courant frénétiquement derrière leur rêve à croquer, aveuglés par cette pauvre proie dérisoire jusqu'à ce qu'ils se retrouvèrent dans le vide au-dessus d'une falaise, courant encore un instant en suspension avant de tomber à pic et s'écraser en bas comme des bouses. La bête est folle quand son seul plaisir est d'assouvir sa soif et sa faim au plus vite. Ils consommaient mais disaient qu'ils savaient qu'ils consommaient trop. Ils étaient leur propre Malin, les dents acérées leur croquant l'intérieur de la bouche jusqu'à la glotte.

Mon Usine 2

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