Je vivais mes derniers temps de liberté




Je pensais que nous vivions en dictature, mon désir de vivre à ma guise et selon mes idées étant plus forts. Je le pensais parce qu'il y avait des pauvres que l'on ne sortait pas de là, et pire, qu'on les enfonçait encore plus dans la fiente. Je le pensais parce qu'on nous surveillait, on tapait dur sur ceux qui contestaient le système. Je le pensais parce que ce régime en roue libre ne voulait pas lâcher la pédale d'accélérateur et nous entraînait ici dans un océan gonflé comme les seins d'une femme enceinte. Je ne savais pas qu'en fait je vivais mes derniers temps de liberté. J'étais libre de pousser un caddie et de le remplir parce qu'avec le temps je m'étais sorti de la pauvreté, logé à l'enseigne d'une classe moyenne à la vie ennuyeuse mais confortable. Je vivais une dictature dans une caste sociale favorisée… Je pensais de moins en moins que je vivais dans une dictature même si je ressentais toujours la force des menottes qui me liaient à ce système. Je pensais peu à peu que ceux qui me menaçaient étaient ceux qui nous dirigeaient mais aussi ceux qui ne possédaient pas grand-chose et qui semblaient vouloir me prendre les brics et brocs de mon quotidien. 

Je vivais à la surface, juste au-dessus et un salopard viendrait me voler ma télé ou ma voiture et je ne pourrais pas m'en acheter tout de suite à nouveau. Je pensais que cette dictature me laissait écrire mes pensées plus ou moins intelligentes dans le cerveau mondial, me laissait voyager, aller au restaurant, visiter des musées, acheter des livres de tous genres. Cette dictature oppressait les plus pauvres parce qu'elle avait la conviction que tout le monde devait vivre au paradis de la consommation sur Terre. Je finissais par penser que cette dictature serait un moindre mal face aux ravages irréversibles qu'elle causait aux miséreux et à la planète entière. Je pensais qu'une balle de flashball dans le visage était moins grave que des rafales de mitraillette contre un mur où l'on exécutait les condamnés. Je finissais par me prendre au jeu des émissions poubelles diffusées à la télé, au jeu des selfies, des photos de mes plats préférés… je finissais par vivre, savourer, me laisser aller à la facilité. Les petits soucis du quotidien. 

Les petits bonheurs dans les draps propres, sur le canapé moelleux, dans les galeries marchandes joliment décorées. Je dégustais la nature, des plateaux de fruits de mer, du bon vin. J'étais bien dans cette dictature où mon vote ne valait pas un clou. Mais peu m'importait puisque finalement la dictature et ses bandes de führers médiatiques, politiques et économiques ne me mettaient pas en prison, protégeaient un peu mes biens qui valaient plus qu'une vie humaine à l'autre bout du monde. Je savais que j'étais devenu lâche, que le déni m'avait encerclé. Mais après tout je n'avais qu'une vie et je n'étais pas tout à fait sûr que quoique je fasse de bon, Dieu m'enverrait au paradis céleste. J'étais dans la culture de l'immédiat… Même si tout ça sentait bon le crash généralisé. Je me surpris même à me plaindre de ne pas avoir assez de… pouvoir d'achat, le degré zéro de la conscience politique.
Alors quand l'immense crise s'est abattue en quelques semaines sur nous tous pour devenir un effondrement total au fil des mois, j'ai gardé en tête ce sentiment de nostalgie pour cette dictature qui m'avait conduit en enfer bien avant que Dieu le fasse.

Mon Usine 2.

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