L'usage totale de la violence d'état





Les rondes à la lampe-torche dans la gueule plusieurs fois par nuit, les ronflements, les cris délirants de certains. Les coups de matraques. L'odeur de merde et de pisse malgré les passages incessants d'hommes et femmes de ménage.

John n'est pas un prénom de directeur des affaires financières français et pourtant c'est ce qu'il était. Désormais, dans son short de tennis des années 80 et son tee-shirt de pub pour machine à laver Candy, sa maigreur et sa longue barbe poivre et sel, il ressemble plutôt à un Robinson Crusoé au visage christique.

“J'étais un homme important, un mec installé qu'on respectait. J'avais une femme et deux enfants qui n'ont pas survécu à l'épidémie de grippe de la troisième année. C'était un monde stupide, tellement stupide. On maniait des chiffres comme on tire des couteaux autour d'un type ligoté à une cible. On envoyait des questionnaires de satisfaction à tours de bras, et dix pour cent des clients y répondaient. Les gens pensaient qu'ils étaient importants. On leur laissait croire. On avait surtout besoin d'atteindre des objectifs. C'était ça. Quand on atteignait un objectif, on se réjouissait. Quand on pétait les scores, on touchait des primes, plus d'intéressement. Tout ça pour repartir vers un autre objectif. C'était sans fin. Ça faisait oublier la mort, la fin de notre société pourtant annoncée, ça nous faisait oublier la chair malade, faillible. Ça donnait du sens, un sens unique, un horizon dégagé. Le pognon, j'en avais pas mal. Je l'ai dépensé en partie mais j'en ai aussi mis de côté. Pas mal. Pour les enfants. Leur avenir. Leur laisser un bas de laine. Leur assurer des moyens dans un monde de plus en plus sous tension. Je sentais bien que ça clochait. Comme tout le monde. Mais je ne me voyais pas partir en croisade avec ces marges, des plus pauvres, des politisés. Ils n'avaient pas l'air plus perspicaces que nous. Ils ressentaient l'effondrement plus fort et avant même qu'il eut lieu, mais ils me paraissaient trop cons, avec des idées étroites, des objectifs et des souhaits étriqués à la hauteur de la bassesse de leurs vies. Avec mes moyens, j'avais au moins la sensation, l'illusion de faire mieux. Voyager, visiter des musées, manger dans de bons restaurants, faire du parachute, du sport, lire, fréquenter des gens intellectuellement enthousiasmant. Je ne les méprisais pas. Je venais d'un milieu modeste moi aussi mais qu'est-ce que j'en avais à foutre de leurs conversations, leurs phrases brèves, sans charme, leur forme de grossièreté, leur dégaine de sapés chez H&M, leurs préoccupations bas du front. Je ne manquais pas de cœur. Je donnais pour des associations, je mettais des produits de première nécessité dans les caddies des humanitaires après la caisse au supermarché. C'était surtout pour prendre mes distances avec eux. Je voulais bien leur payer leurs minimas sociaux ou les routes qui menaient à leurs lotissements sans âmes. Pour qu'ils restent à leur place. Chacun était à sa place. On achetait tant qu'on pouvait leur silence. On calmait leurs ardeurs quand certains s'insurgeaient un peu fort. Je n'étais pas contre l'usage totale de la violence d'état pour qu'ils ne viennent pas abîmer mon existence. Je me sentais légitime à être supérieur à eux même si je me disais que ce n'était pas bien. Mais ils étaient grossiers, totalement cons et basics quand ils parlaient de politique. Alors quand ça a commencé à se casser la gueule et qu'ils ont commencé à menacer notre équilibre, j'ai applaudi les premiers tirs de balles réels dans leurs rotules. Je regrettais les décès mais à bien y regarder, ceux-là étaient tellement haineux, en colère, hors de contrôle, que je pensais que c'était pas plus mal qu'ils crèvent… parce que s'ils avaient croisé mon chemin, ils m'auraient lynché comme une merde”

Mon Usine 2

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