Tu chies de la flotte d'égout
Escorté à chaque fois que l'on va
à la douche, aux toilettes, porte ouverte avec les commentaires du garde : “Tu
chies de la flotte d'égout”. Ou son regard pervers porté sur mon membre. Ou
simplement les brimades : “Arrête la flotte maintenant. Rallume. Arrête. Sèche-toi
sans te rincer”. Ce genre de saloperies.
L'un d'eux s'appelle Jack. Un
anglais. Une bonne gueule des bois. Une dentition de boxer sans protège-dents.
Un regard bleu de fusil mitrailleur. Pour l'essentiel, les gardiens sont des
crétins absolus, des fans de violence, des psychopathes, des paranoïaques, des
anciens bons pères de famille qui n'attendaient que l'effondrement pour s'en
donner à cœur joie.
Jack est tantôt bavard et enjoué,
tantôt taciturne et menaçant. Il peut se mettre à tabasser sous le jet glacé de
la douche, claquer le crâne contre la paroi. Jusqu'au sang. Il peut pisser sur
sa victime, l'insulter et dans la seconde suivante la ramasser, la serrer dans
ses gros bras, couvrant le visage de baisers en murmurant :
“Tu vois ce que tu me fais faire.
Je n’ai pas envie de te faire de mal mais tu n'es pas sage et voilà je suis
obligé et on pleure tous les deux. Je t'aime beaucoup, je ne veux pas que tu
souffres”, pour éventuellement finir par sodomiser le consolé contre le lavabo.
On ne s'y habitue pas, on
s'enferme dans la chambre noire de l'esprit en attendant que ça passe, en
espérant que le temps s'accélère, en rêvant de son carré exiguë entre les
compagnons d'infortune.
Jack ou les autres sont la
plupart du temps des anciens militaires, des anciens flics, des mercenaires,
des paumés. Jack me parle normalement parfois, et c'est le seul qui se confie
quand il est bien luné. Il a eu une enfance dans un quartier populaire de
Manchester. Larcins, bastons, vie de merde. On appelait ça les déclassés de la
mondialisation. Il en voulait au monde entier, emprisonné dans sa vie sans
horizon, entre une autoroute, deux avenues, dans un quartier géré par la
délinquance, modelé par la misère. Il était de ceux qui étaient fiers de leur
patrie sans qu'elle ne leur apporte aucun avantage. Mais bon, Dieu était trop
haut au-dessus du ciel bas et gris, les stars étaient en troupeau derrière ces
écrans infranchissables… Il était né pour n'être rien.
On s'est installés dans une
petite salle à l'entrée de la piscine du deuxième pont. On est restés une demi-heure,
peut-être une heure à partager sa gourde de gnôle dégueulasse. L'alcool m'a
libéré des douleurs saignantes de mon cul meurtri. Il s'est pris d'affection
pour moi parce que je ne crie jamais quand il s'acharne, parce que je ne le
supplie jamais d'arrêter. C'est important pour lui qu'on se soumette. C'est
dans son ADN. Père absent, mère femme de ménage qui ne s'essayait à l'autorité
que lorsqu'elle était complètement bourrée. Il aimait sa mère, plus que ses
deux frères mais il ne pouvait s'empêcher de lui casser la gueule quand elle
lui demandait de bien se tenir. Il la pensait pute et sainte à la fois.
Maintenant qu'il avait la trentaine, il regrettait d'avoir été aussi cruel. Il
l'a compris quand il a eu une petite fille. Il a eu le temps de savoir ce
qu'était être parent avant qu'elle ne meurt d'un cancer à l'âge de trois ans.
Il me parlait. On buvait. Des
hommes passaient qui le saluaient avec respect et crainte. Jack est un chef sur
le bateau. Il dirige une vingtaine de gars qu'il a choisis pour leurs qualités
de résistance à la douleur. Jack croyait à l'adolescence que l'Angleterre
pourrait retrouver sa grandeur passée. Il s'est engagé dans un comité de
quartier chargé de remettre de l'ordre. Une milice. Dans son bel uniforme, il
tabassait ses anciens camarades de galère. Il en a tué trois qui voulaient
jouer aux plus forts. Le quartier est devenu plus calme. Des patriotes ont
commencé à créer des petits commerces, ont recréé un ensemble de services
publics entièrement financés par les trafics de la milice patriote… poste,
école, salle de sport, service de nettoyage des rues, employés techniques du
bâtiment. Et un chef élu, une sorte de maire autoproclamé dont il devint le
bras droit. Mais Jack n'a jamais eu de patience et les ordres qu'on lui donne
doivent être distribués avec parcimonie. Il a égorgé le maire autoproclamé. Et
il a dû fuir et courir le monde…
L'alcool me donnait des ailes.
J'avais la sensation d'être libre, en harmonie avec ce taré. J'aimais le
plaisir doux que m'offrait ce syndrome de Stockholm.
Mon Usine 2.
Commentaires