J'ai planté la lame de mon canif dans son cou. Journul intime 56.

 


Quand j'étais petit, je mangeais des chiens, je décortiquais des chats. Mais en vieillissant, j'ai compris qu'il ne fallait s'occuper que d'une seule espèce : l'Homme. Car l'animal-homme est une ordure qui massacre les animaux non hommes. Alors en grandissant, j'ai acquis la sagesse et la ruse. J'ai usé de cette violence en moi contre la bonne cible : l'immonde humain.

Certains invoqueront des frustrations, des traumatismes. Mais je suis un animal. J'ai été chassé et blessé par ma horde. Les mâles, les femelles, les costauds et les fourbes.

J'ai mangé après tout le monde. Règle fondamentale du monde animal. J'ai rongé des os aux résidus de viande faisandée. Puis j'ai dû quitter la horde. Mâle juvénile rejeté, j'ai pris le large. Rongé par la famine, attaqué par d'autres mâles solitaires. J'ai gagné et j'ai perdu.

L'Homme est un animal comme les autres. À l'instar du chimpanzé, j'élimine mes congénères. Ceux qui veulent me porter préjudice, ceux qui veulent contester mon identité de victime.

J'ai donc compris que l'Homme était un animal comme les autres. J'ai donc cessé de manger de la viande. Du moins lorsque je n'étais pas pénétré par l'esprit de vengeance.

Mais ce sentiment m'a rattrapé si souvent. Je suis un animal. Je suis ancré dans mon identité, dans mon territoire, dans mes transhumances identiques et millénaires. Je suis un animal.

Quand j'ai cessé de manger du chien et de décortiquer du chat, je me suis senti perdu. J'ai mangé de la salade, des légumes, j'ai savouré des fruits mais l'animal traqué que j'étais rongeait sa rage.

En 1983 - je sais que les animaux n'ont pas de dates - après avoir subi des vagues successives de tortures mentales et physiques, je me suis métamorphosé en être humain.

Cyril était un cousin. Il faisait partie de la horde. C'était un mâle plutôt gentil, pas gâté par la vie. Un papa assez gentil. Un mâle dominant très protecteur et laissant chacun manger sa part sur le cadavre de la gazelle chassée. Mais une maman peu protectrice. Très violente, égoïste et alcoolique. Spécificité de l'animal-homme : il ne fait pas que consommer des stupéfiants dans la nature, il en crée de nouveaux, des variantes.

Cyril souffrait d'un mal similaire au mien. Mais c'était un mâle. Il pouvait bien se faire battre, se faire humilier, être reclus aux tâches les plus dures et ingrates sur des chantiers, être dépossédé par le viol d'un proche, il était avant tout un mâle. Il n'était donc qu'une victime secondaire parce qu'un prédateur ultime.

En 1983, en plein mois de juillet, après un bal où il s'était ramassé quelques râteaux de femelles, il roulait à 120 km/h dans les villages et sur les routes tortueuses de notre savane : les Ardennes.

Musique à fond, hurlements de joie, conduite ultra dangereuse.

Quand il s'est arrêté devant la porte du jardin de mémère, femelle dominatrice, je ne suis pas sorti de la voiture. Je lui ai demandé d'aller dans  « le bois des violés ».

À quelques centaines de là, dans la forêt plongée dans le noir zébré par les phares de la voiture, 3 petits garçons, des petits mâles, avaient été violés, tués et dépecés par un animal que la police n'avait jamais retrouvé.

Il s'est garé près de l'enclos des chevaux. Il avait les yeux fermés. ACDC hurlait dans le radio-cassettes. J'étais bien sur la banquette arrière. Je me suis rappelé la viande de chien et le pelage arraché des chats. C'était un instant suspendu. Un instant céleste. Le ciel nuageux troué par un archipel d'étoiles luisantes. D'un coup. Comme un incendie tout en nuance qui brûlerait sur des millénaires.

Quand j'ai planté la lame de mon canif dans son cou, pile dans la carotide, ça avait l'odeur du sang des chats et les effluves de la viande chaude des chiens. Cyril avait le visage figé. Seuls les animaux humains donnent des prénoms non ? Je ne parle ni l'oiseau ni le porc ceci dit.

J'ai planté la lame une seconde fois. Ses traits marquaient un hurlement mais aucun son ne sortait de sa bouche. Sa main tentait de retenir le torrent de sang luisant sous la lumière blanche et épaisse des étoiles.

Ses yeux écarquillés regardaient le vide, un peu comme s'il n'avait plus qu'un iris aussi profond et noir qu'un cachot. J'ai frappé une troisième et dernière fois. J'étais empli d'une sensation de plaisir absolu. En lechant le sang sur mes doigts, j'ai senti mes yeux vriller dans leurs orbites. Mon corps tremblait. Le sien aussi. C'était jubilatoire. J'ai plongé toute la force de ma mâchoire dans ses plaies geysers et j'ai bu, j'ai avalé, je me suis calmé. J'ai mangé jusqu'à satiété. Puis j'ai regardé la voûte céleste. J'ai vu passer une voiture. Deux phases aveuglants dénués de silhouette de bagnole. Comme des yeux furieux cheminant sur une route mouillée dans une forêt compacte.

C'était la première fois que je me sentais humain mais dès le lendemain, j'étais à nouveau un animal. Je respectais une seule loi : celle que la Terre et L'univers m'avaient inculqué.


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