Je ne suis plus que ton vieux continent ravagé.

 



À la première heure du jour, je te déteste et je t'en veux à mourir.

À la deuxième heure, je te pardonne et chemine pour vivre pleinement avec toi.

Les heures s'égrènent sur ces montagnes russes. Pourtant je sais une chose depuis que je suis humilié par toi et ton pilonneur de vie: je vais moi aussi prendre ma part de liberté et ouvrirai les portes que je laissais closes depuis quelques années pour ne plus te faire souffrir. Désormais, c'est obsolète. L'humilié va se sauver la vie. 


J'ai longtemps été rongé par l'esprit de vengeance lorsque j'étais plus jeune. Me venger de cette enfance infernale en devenant moi-même une belle ordure. Puis j'ai dompté ce sentiment avant de l'évincer de ma vie. Aujourd'hui je sais ce qu'est pardonner. Je te pardonne pour ce que tu vis. Tu n'as pas choisi. Tu t'es laissée embarquer jusqu'à ce que tu aies désormais une bonne partie de ton cœur dévolu à un ailleurs, un territoire où je ne suis pas, un nouveau continent même où je n'existe plus, un continent où tu te sens de plus en plus chez toi, où je ne suis plus qu'un vieux souvenir encombrant. 


Il y a des choses que tu as cependant maîtrisées. Il y a des actes que tu as commis en sachant que c'était forcément des coups de poignards dans mon âme. Toi et ton désormais nouveau continent absolu m'avez piétiné à quelques reprises. Ce nouveau continent, je le hais. Mais toi je t'aime. Et par amour pour toi, je te laisse vivre encore sur le vieux continent que je suis : rassurant, plein des repères dont tu as encore besoin (jusque quand ?), avec des coins douillets, des zones de sécurité, d'habitudes. Je suis une béquille, un refuge, je suis le continent historique… Mais tu ne l'as pas ménagé par tes choix et certains de tes actes/coups de poignards. 


Le vieux continent que je suis pour toi te fermera désormais certains de ses territoires. Tu les verras de loin, derrière des frontières que je ne te laisserai pas franchir mais ce ne sera ni une vengeance ni une punition. Je le dis à nouveau, je ne cultive plus ces sentiments nauséabonds et moins encore contre toi. Seulement j'ai à me réparer de l'humiliation, j'ai à accepter que tu te sens heureuse sur ton nouveau continent. Tu m'en voudras sans doute, tu penseras peut-être que je ferai tout ça pour te rendre les coups que tu m'as donnés. Non, je ne mettrai pas à l'écart de ces territoires pour te blesser. Tu m'y verras de loin m'y pavaner, tu en auras même la nausée. Tu auras envie de me frapper dans le dos à nouveau. Tu seras désespérée d'être double, d'être celle qui aura ravagé une partie de ton vieux continent. Tu essaieras de vaincre et de coloniser ces territoires que tu as perdus ces derniers mois, mais tu n'y parviendras pas. Tu brûleras sans doute ces parties du vieux continent que je te laisse toujours… ces parties sont ton vaste royaume, Ils sont l'immense majorité du vieux continent. Tu en feras ce que tu voudras. Je t'invite à le préserver plutôt qu'à le détruire. 


Ces territoires perdus seront les lieux de mes fêtes, de mes monstres démoniaques, de mes humeurs folles. Tu les verras à peine floutés derrière un voile fin que j'ai hissé pour ne pas te brûler les yeux. Ces territoires ne sont pas mon nouveau continent à moi, ils sont les seigneuries où règneront une liberté qui ne t'est plus autorisée de réprouver. Ils sont MON AUTRE RIVE. 


Tu pourras passer autant de temps que tu le souhaites sur ton nouveau continent, ton nouveau refuge, ton nouveau royaume, ta nouvelle vie. Tu pourras revenir sur ton vieux continent quand tu le souhaiteras. Je t'y ai laissé le trône sur lequel je suis heureux que tu puisses toujours régner à jamais. Tu le sais, je resterai à tes côtés, jusqu'à mon dernier souffle sauf si à terme, les eaux plus fraîches et vivifiantes de ton nouveau continent te donnent envie d'abandonner à jamais ton vieux continent. Si tel est le cas, ce dernier coulera à jamais dans les oceans pour y devenir une atlantide belle et bien morte. 


Je me réveille des heures avant que le réveil sonne. Les nuits sont redevenues mes jours. Les insomnies, les crises d'angoisse sont violentes. Le soleil est loin de se lever. Je suis un lion en cage. Il faut que je sorte de cet étouffoir. Je n'ai dormi que trois ou quatre heures. Je pense à toi, je pense à lui, à vous. Je refoule la haine, je plaque la colère au sol pour qu'elle ne me fasse pas faire des conneries. Déjà deux cafés avalés, des mots balancés sur mon smartphone. Écrire n'est pas une thérapie. Écrire est une guerre permanente. Aujourd'hui, je ne sais pas. Hier je ne savais pas. Demain non plus. Je ne sais plus qui je suis. Ou je ne le sais que trop bien. Je résiste à l'appel de l'alcool et du désir de mort. Je tiens le coup. J'ai de la ressource. Pour combien de temps. Fildefériste à nouveau, je maintient l'équilibre sur cette corde courbe et instable. 


Ce jour, je le passerai à nouveau avec toi. En te regardant dans les yeux, je me sentirai soulagé par la sincérité de l'amour que tu me portes mais j'aurai aussi en tête que je le partage désormais, scindé en deux. 


La semaine prochaine, je vais trimer mais je veux aussi m'échapper un peu. J'irai quelques temps sur mon autre rive, là où tu n'es pas là, là où les petits démons ricanent en se defonçant la tête. Quelques heures pour fuir l'assommoir qu'est ma vie depuis quelques mois. 


Une ouvreuse filtre l'entrée de l'établissement. Mon réveil n'a pas encore sonné, le soleil est loin de se lever. Je suis là. Je donne ma veste à la jeune fille du vestiaire qui me regarde avec malice. Je suis certain qu'elle se dit que je pourrais être son père. Ses yeux dégagent une certaine maturité. Les gens oublient que lorsqu'on est jeune, on est un cochon qui s'ignore encore. À moins qu'elle ne finisse par se ranger et finir par se faire sauter par un amant durant la crise de la trentaine, elle apprendra à goûter aux vices avec gourmandise. 


L'endroit baigne dans une lumière rouge orange. Le barman est un petit chevelu à moustache fort avenant. Ça fait des années que je ne suis plus sorti seul et non en couple. J'ai presque perdu ma capacité à me mouvoir. L'impression d'être la moitié de moi-même. Je n'ai pas l'assurance que l'on a quand on vient accompagné. Le barman me sert une bière et une petite assiette de dés de fromage de brebis avant d'aller coller ses lèvres sur celles d'une majestueuse et sexy blonde qui arbore un collier ras du cou dans lequel est logé un gros anneau. Le barman s'en saisit pour l'attirer à nouveau contre sa bouche. Ces deux-là me répugnent mais je ne sais pas pourquoi. 


J'ouvre les yeux. Je me suis rendormi. Un quart d'heure à peine. Les angoisses m'ont submergé. Il faut que je boive encore un café. Tu me diras que j'en abuse. Je m'en contrefous. Je me déglingue à la nicotine et à la caféine. Cette fois j'éteins le réveil avant qu'il ne sonne. Le jour traverse encore timidement le rideau de ma chambre prison. 


À suivre…



Extrait d'un roman en cours d'écriture : «Mon autre rive». 



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