Je n’osais même plus écrire « Mort aux vaches » sur un forum

 

Léonel Houssam


Toute une vie sans faire de vagues, tout au plus une garde-à-vue pour un joint d’herbe fumé à l’arrière du lycée, quelques points perdus sur le permis pour de petits excès de vitesse, une bagarre ou deux, une vitre pétée dans une manifestation, des prestations de service facturées au black, des statuts furieux sur les réseaux sociaux, la tenue d’un stand anarchiste lors de l’adolescence… Sans vague. Sage. Gentil. Sage. Impeccable. Irréprochable. Il ne se passait rien, j’étais limpide et les mastodontes d’Internet pouvaient avoir accès à toutes mes données, les états aussi… J’avais les crédits à la consommation, presque un crédit immobilier, des achats en ligne. J’étais innocent, je n’avais rien à me reprocher, je n’osais même plus écrire « Mort aux vaches » sur un forum. La rue reflétait cette existence aseptisée, sans risque. Bénévole dans une association humanitaire : « ça mange pas d’pain et c’est bon pour la conscience et les pauvres ». Trier les ordures, être outré face aux massacres terroristes. J’avais un hobby : les pays en friches.

Les babines de Nils formaient des ailes noires épaisses battant lourdement l’air lorsqu’il approchait de moi en courant. Ses crocs énormes et irréguliers étaient talochés par une langue souple et rose. Il avait des expressions rieuses sur la gueule qui indiquaient qu’il était heureux de venir à moi, me sauter dessus, les pattes avant claquant mon torse, son moignon de queue gesticulant de droite à gauche, telle une saucisse apéritif frappée par des électrochocs. Ce terrain vague aux abords de l’étendue de barres d’immeubles HLM insalubres m’offrait l’illusion d'un espace vierge à conquérir. Pour Nils, c’était aussi un territoire à explorer, un monde à part entière, fait de bosses, de trous, d’obstacles constitués par des blocs de béton, des palettes de bois explosées, des carcasses de bagnoles et de caravanes. Sur un hectare, les mauvaises herbes et les arbustes reprenaient peu à peu leurs droits sur ce quartier de maisons de parpaings aux toitures inachevées abandonné par un promoteur immobilier mis en faillite par la crise du logement…
...Il y avait toujours un merdeux pour se jeter du haut de la falaise et pour disparaître dans l'eau claire de la crique. Il me fallait engueuler Nils à m'en rompre les cordes vocales pour qu'il n'aille pas bouffer les bourses du plongeur.


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