Je suçais la queue de Johan

 

Insolo Veritas

Double, triple, quintuple vie dans le zéphyr violent du vieillissement. Nous n'avons pourtant qu'un œil, qu'une issue, nous n'avons que peu d'importance, beaucoup de suffisance, les doigts serrés sous le nez qui puent le cul.

Sur la calotte glaciaire de nos illusions, nous marchons, à quatre pattes, sur sa surface de plus en plus fragile, érodée par les sécheresses robustes des coups de butoir de nos échecs.

Me suis-je bien fait comprendre ? Peut-être que cette question est inutile.

Johan était un copain de beuveries quand j'avais 16 ans. Nous sortions du lycée pour nous siffler des verres sur la colline du Maroc au-dessus de chez nous. Assis sur notre tronc d'arbre fétiche, nous défaisions le monde à notre mesure.

Tout le monde l'appelait Cyclope rapport à son œil gauche quasiment inexistant à la paupière invalide qui lui black-outait la minuscule pupille. Mais Johan était plus clairvoyant que voyant. Son regard sur le monde était lucide et terrifiant. Et même s'il buvait une bouteille de whisky à lui tout seul, il gardait le cap.

Orphelin de mère et battu par son père, un de ces prolétaires ivrognes qui chantait l'Internationale tout en cachant des liasses de billets sous son matelas, il ne se plaignait jamais.  « Le monde est une montgolfière suspendue dans l'espace sidéral et cosmique ». Je l'écoutais des heures. J'étais fasciné par ses paroles.  « Les gens qui défendent les pauvres ne savent pas que s'ils étaient aussi riches qu'eux, ils seraient aussi cons, égoïstes et méchants.  »

Je suçais la bite de Johan. À genoux, lui assis sur le tronc, j'aspirais son gland comme un Mister Freeze. Non par désir ni par envie sexuelle, mais parce que j'aimais sa pensée, j'aimais sa radicalité, j'aimais son courage et cette façon détachée et amusée d'encaisser les quolibets de tous les gosses de notre lycée.

J'avalais son sperme comme je me nourrissais de ses paroles.

Cette idylle amicale dura une année. À l'aube de ses 17 ans, Johan s'est donné la mort en se tranchant la carotide. Acte extrême et héroïque.

Il laissa un mot dans ma boîte aux lettres le jour de son suicide :  « Je n'ai qu'un œil mais je vois tout comme les mouches. Je ne quitte pas ce monde, j'en rejoins un autre. Nos atomes se retrouveront en d'autres lieux. Je compte sur toi pour m'y rejoindre.»

C'est bien plus tard que j'ai compris que Johan n'était pas mort. Au fur et à mesure que la vie a avancé, que ma vue a baissé, que j'ai compris les Hommes et leurs boucles, que tout ça m'est apparu absurde, j'ai su que Johan, et tous ses atomes étaient entrés en moi.

Je suis moi et je suis Johan. Je suis le cyclope que tout le monde moque, mais tout le monde, tout le monde, qu'est-ce que c'est tout le monde ?

Work in progress avec l’artiste Insolo Veritas

Projet terminé. À paraître prochainement.


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