L'assassinat de mon père (4)

 
Dystophotographie

Photo : Dysto-Photographie


Peut-on lessiver le cerveau ? Peut-on lessiver, lessiver jusqu'à ne plus se rappeler ? Je me rappelle encore… ils ne m'ont pas tout nettoyé. Je ne leur ai pas laissé lessiver l'intégralité du cerveau. Je ne crois pas. Je ne sais pas. J'en suis sûr. Je ne veux précisément pas vous la jouer à l'envers. Ce ne sont pas les coups de sang et les angoisses qui ont manqué. Sans doute même n'étais-je qu'un corps enfermé dans une cage d'anxiété. Et ça m'est revenu ce soir avec ce film d'horreur dont j'ai oublié le titre. Ce ne sont ni les scènes, ni les personnages et encore moins les êtres diaboliques revenus de l'au-delà qui m'ont ramené à tout ça. Curieusement, c'est le tic tac de l'horloge et le papier-peint du couloir d'entrée de cette maison qui m'ont propulsé dans ces souvenirs. C'est peut-être un peu difficile à imaginer et je ne saurais situer ça précisément à une époque donnée. Il y eut un croisement entre deux chemins. La rencontre entre un enfer terrestre et un enfer que d'aucun qualifierait de possédé. Honnêtement, sincèrement, je n'ai jamais été possédé. Et pour faire court, j'ai longtemps caché tout ça, j'ai tout rangé derrière un tas de gravats mentaux pour vivre normalement. Ne jamais chuter dans la trouille permanente au point d'en perdre la raison. 


Au croisement de ces deux chemins était plantée une potence. Personne d'autre que moi ne pouvait la voir. Elle se trouvait à l'exact endroit où les deux enfers convergeaient. C'était une potence en bois et en acier. Ce dernier était rougi par les flammes qui dévoraient le bois. Il n'y avait pas qu'un seul bourreau. Il y en avait plusieurs. L'un d'eux avait un visage humain. Son regard lui ne l'était pas. Quant aux autres, sous la capuche couvrant leurs supposés crânes, ça n'était qu'une ombre profonde, un peu comme lorsqu'on regarde l'entrée d'une grotte depuis l'extérieur en plein jour. Partout, c'était la même vision. 


Logiquement, je devais commencer toute cette histoire par ça. Vous l'avez déjà remarqué, je tourne autour du pot, j'ai du mal à y aller. Ça nécessite un tel courage d'y retourner que je tergiverse un peu. Pendant toutes ces décennies, je l'ai dit, j'ai repoussé cette vérité-là. On dirait un syndrome de stress post-traumatique ou quelque chose de ce genre. Car si j'y vais, je crains de ne plus en revenir. Je sais où cela mène. Dans un monde rationnel, il ne peut y avoir de place pour tout ce qui me brûle de raconter. D'un autre côté, dans ce monde là, il y a constamment des indices qui me ramènent à cet autre état de la réalité. 


Mais il faut y aller quitte à étouffer, à être strangulé par les souvenirs, certes, et à laisser revenir par une brèche ce torrent pestilentiel jaillissant tant du cœur de la planète que de l'ensemble de l'univers qui l'entoure… Le bourreau au visage humain était beau. Je croyais alors qu'il était le chef de ce groupe d'une douzaine d'êtres. C'est ce que je pensais quand j'y étais. J'étais un enfant. J'étais un adolescent. Toutes les clefs de compréhension n'étaient pas à ma portée. 


À présent, c'est différent. Je sais qu'il n'était pas le chef. Il était le bras armé, celui qui devait ajuster la corde autour de mon cou et donner le coup de pied pour faire tomber la chaise sur laquelle je me tenais. Comprenez bien que c'est à peine métaphorique ce que j'écris là. La chaise a existé. La corde a existé. Le coup de pied a existé. 


Si je m'en suis sorti, ça n'est ni grâce à des flics ni même grâce à ma volonté ou à une part de chance. Si je suis encore vivant parmi les vivants, c'est parce que j'ai été sauvé. Vous raconter tout cela est l'une des raisons pour laquelle j'ai été sauvé… 


Extrait de "L'assassinat de mon père". Récit autobiographique en cours d'écriture.

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