Le scénario parfait des petites joies de la vie - IANARCHIE 3

 

IANARCHIE


Nous étions de moins en moins nombreux à déborder de joie dans ce gouffre. Dans les médias, dans la communauté scientifique, parmi les religieux ou encore les militants de tous bords,  les messages anxiogènes se répétaient, se multipliaient à la vitesse des catastrophes que nous vivions. Notre espèce avait déjà relevé de nombreux défis, elle avait surmonté l'impossible, elle s'était adaptée à des cataclysmes. Si certains disparaissaient à un endroit de la Terre, d'autres se développaient. Les Incas, les Egyptiens et tant d'autres civilisations s'étaient éteints après avoir épuisé les ressources, après s'être échinés à combattre, tuer, massacrer mais aussi bâtir, inventer, organiser, légiférer. Je ne referai pas ici l'Histoire, ou ce que nous pensions être l'Histoire. En ce qui me concernait, l'existence suivait son cours vers la dernière heure. Les années passaient aussi vite que lentement. Le dynamisme du train-train quotidien était extraordinaire. Mon métier de photographe me rapportait assez d'argent pour vivre dans un cloaque banlieusard dans une de ces villes sans identité où se mélangeaient tous les ratés du système économique mondial. J'avais le privilège de passer mes week-end du printemps jusqu'à l'automne dans des mariage qui entérinait le vertige de l'échec programmé de l'amour. Durant l'hiver, je parvenais à immortaliser des funérailles ou à shooter des fêtes municipales destinées aux personnes âgées engeôlées dans des pénitenciers de retraite. 

"Allez, on dit cui-cui à trois. Un deux trois!" Clic! 

La soixantaine approchait. Je souffrais de problèmes de santé divers. Ma vie sexuelle se réduisait à des "emperlements" onaniques  devant des films porno. Je n'étais plus sur la pente descendante, j'étais carrément dans le vide à deux doigts de me cracher sur le sol granitique de la vie. C'était d'une tristesse. C'était aussi exaltant. On disait que l'espoir permettait à chacun de vivre, de ne pas sombrer. L'espoir, quand il ne reste que quelques temps à vivre, c'est un peu comme faire du vélo avec une seule jambe. Tout n'avait pas été aussi sombre. Mon enfance et ma vie de jeune adulte, bien que tumultueuses avaient été assez heureuses. Je le ressentais plus que je m'en rappelais. Les souvenirs étaient de moins en moins tenaces. La conviction que j'étais atteint d'une maladie dégénérative du cerveau me hantait., Je savais que j'avais eu de bons moments. Des flashs mémoriels auxquels je pouvais encore me rattacher me permettaient d'en être convaincu. Par exemple, je me souvenais de ce jour que je qualifierais de bleu. Bleu du ciel, scintillement de la mer, pleine Lune en plein jour et corps brunis par le soleil triomphant d'un été chaud mais pas trop. Je jouais sur la plage, au ballon avec des camarades dont je ne me souvenais ni du nom ni du visage. Ils étaient sympas, nous formions une bande joyeuse en quête de bonheurs simples, de jeux et d'échanges pleins de fous-rires. Je n'étais pas doué aux jeux de balle. C'était malgré tout exaltant. En fait ces souvenirs étaient totalement nuls, basics, pathétiques. Combien de personnes m'avaient parlé de tels souvenirs ? Combien de quidam faisaient de même sur Internet ? Le scénario parfait des petites joies de la vie. ça soulageait mon corps, mes douleurs, mes angoisses. Je m'y plongeais comme on se défonce à l'alcool pour échapper à ses inhibitions, ses dépressions, ses échecs. Un shoot de souvenirs à la con. Au crépuscule de ma vie, je n'avais plus que ces parcelles de souvenirs et les médicaments qui défonçaient aussi puissamment que des drogues, mais remboursés par l'assurance maladie. 

Cette mémoire parcellaire d'une vie était parasitée par des sensations et des images que je considérais comme oniriques. La certitude d'avoir eu un passé merveilleux était régulièrement sabré par des émotions très contradictoires. Il fallait que je me shoote pour y échapper. Le mal-être se traduisait par des réactions cutanées et des ^problèmes de dos chroniques. Sans parler du fait que j'étais tout de même convaincu d'avoir eu une vie de merde. Je n'avais rien réalisé de majeur ni vécu des événements terrifiants que j'aurais surmontés. Pas de guerre, pas de famine, pas d'accident, pas de maladie grave. Rien. ça avait été trop facile en comparaison des existences ravagées de nombreux êtres humains sur Terre. J'avais conscience d'être un individu tout en ayant la désagréable impression de n'être rien d'autre qu'une pièce d'un puzzle. Je n'étais pas le seul à penser ainsi. Je crois même que nous étions des dizaines de millions à vivre dans ce carcan psychique.

Extrait de IANARCHIE, nouvelle en cours d'écriture.

   


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