S'inventer une existence bien naze - Chroniques des Parallèles 37
Pour éviter la censure, les représailles, le bashing numérique, il y a bien une solution, et c'est sans doute la meilleure et de loin de passer inaperçu.
Vous savez, se créer des comptes sur les réseaux sociaux pour montrer ses photos de plats préparés cuisinés maison, de paysages magnifiques qui ressemblent aux millions d'autres paysages magnifiques pris par des millions d'autres "passés inaperçus". Des textes qui ne paient pas de mine. Des selfies avé le petit filtre qui va bien. Un cliché de son dernier tatouage sur l'épaule. Sa petite famille à l'anniversaire de mémé, les enfants à l'atelier pâte à sel, le chien qui a une tête trop rigolote quand il dort sur le canapé, la nouvelle BM gris métallisé, les petits dessins trop rigolos des blagues mort de drôle, tonton Kévin qui rate les saucisses au barbecue, les avis sur des romances pleines de scènes de pur love au milieu des champs de fleurs, les polars, resucés en mode dégradé de mille autres polars de tête de gondole, le partage d'articles sympas sur les pandas roux,...
Bref passer inaperçu, être tout le monde et personne à la fois... Mais être présent sur les réseaux sociaux, avoir des comptes pour montrer qu'on n'a rien à cacher, qu'on est tout de même présent sur la toile comme tout le monde. Ne dévoiler que des failles passe-partout : "Oh j'ai attrapé la crève, à plat aujourd'hui", "et voilà, je me suis fait une entorse en rangeant mon dressing", "Oups, j'ai renversé mon mojito sur la table du salon, je suis dégouté"...
Et tant d'exemples encore, des millions d'exemples d'exposition de l'insipide sur les réseaux sociaux. Ne rien laisser paraître. Se fondre dans le brouhaha incessant des rien-à-dire d'intéressant... Disparaître en ne montrant que du vide, des choses qui laissent penser que l'on est nombriliste ménager, égocentrique des petits riens, king/queen de la vie dessus-de-lit. Ressembler à un vent à peine perceptible, ne jamais montrer le moindre trait de perspicacité. Être un cliché. Être n'importe qui.
Et tout ça pour quoi ? Et bien pour échapper à la surveillance. Ne surtout pas être détecté par les autorités, ne pas être fiché, repéré. En mode camouflage moderne : je suis un citoyen lambda qui n'a pas grand-chose à dire, un monsieur-madame-tout-le-monde qui a les mêmes passions que les autres mais avec une particularité dont on se fout complètement. Tout ça pour mener le combat, en mode maquisard numérique et résistant de l'ombre. S'inventer une existence bien naze, bien standard, bien chiante. Ne liker que d'autres comptes tout aussi vides et inconsistants. Commenter uniquement les photos de mariage du cousin Jason et les réels de vendeuses de crèmes révolutionnaires bon marché, les haïkus sur le bonheur et les citations de professionnels du bien-être... Avoir un Linkedin impeccable et une Playlist Spotify ou YouTube comportant tous les tubes du moment et les grands classiques de Radio Nostalgie et de RTL2. Être passionné de Mangas, de scènes cultes des Bronzés et des derniers potins de la fashion week. Adorer les séries Netflix et montrer, éventuellement, quand on a trinqué avec ce cocktail tout coloré qui nous a mis pompette...
Ne faire que des recherches ça-mange-pas-de-pain même si tu as droit à des écarts. Exemple : "film olé olé dans l'ascenseur", "dernier replay de faites entrer l'accusé", "nouvelle femme de Cyril Lignac", "déguisement flippant pour Halloween", "Palmade prison" ou "comment séduire un collègue".
Tout ça pour mener le combat, en mode camouflage digital... Car, je le sais, tous ces comptes tous aussi flasques les uns que les autres ne sont en fait que les paravents de résistants au système, des combattants de l'ombre qui luttent contre l'oppression et qui, à pas de loups, vont renverser la table...
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