Les haleines torréfiées à l'ail grillé
Je me suis élevé en enfer. Je me suis tapé des milliers d'heures d'images, de photos de machins produits par la machine. En entrant dans la boutique, j'entends la petite musique qui se déclenche automatiquement à l'ouverture de la porte. Des types parlent et rient dans l'un des rayons. La plupart des néons sont éclatés parce qu'ils n'ont jamais été remplacés. Un monde spécial entre quatre murs. Des décorations de Noël pleines de poussière pendent au-dessus de la caisse. Sous celle-ci, un étalage de friandises, des chewing-gums, des bonbons acidulés avec des personnages farfelues outrageusement colorés sur les paquets. Il n'y a rien de plus beau que ça, que ce souvenir de ces cochonneries dans ma mémoire, le souvenir de toutes choses planqué dans les petits temples abandonnés de l'enfance. Et puis, on meurt. On est mort et vivant simplement avec cette mémoire là. Le vendeur me parle. Sa bouche est tordue. Il ressemble à une de ces conneries créées par les machines. Sa voix est catacombinée, démesurément grave. Il n'ira pas dans l'espace lui. Il ne sera pas sauvé. Il s'est aussi élevé en enfer. Son regard méchant traduit sa fragilité. Sa bouche bizarre gesticule mais je n'entends plus sa voix. La junte lui est peut-être inconnue. Je tourne les talons. Les deux hommes parlent toujours dans le rayon. Brumeux, vaporeux dans la lumière infime issue du seul néon encore actif. Le brouillard. La surdité partielle. Ils me regardent. Ils voient mes vêtements en haillons. Ça sent la frite cuite dans une vieille graisse, le graillon, le silence, la surdité partielle. Leurs regards ne me quittent pas. Cette boutique me rassure. Atténue quelque peu les douleurs. “Il pue ce mec.” Je ris et je meurs, et je meurs, je meurs, je meurs. Les trois écrans fixés dans la boutique ont tous été éclatés. J'entends loin, je n'entends pas distinctement. La radio diffuse une musique d'un autre temps. Quelque chose d'assez doux qui rappelle les bars enfumés, les effluves de bière, la sueur des hommes. La sueur des hommes, cette puanteur devenue rassurante, devenue sécurisante. Le passé a commencé il y a peu. J'ai acquis toutes les solutions, j'ai toutes les réponses, j'ai aussi plaisir à avoir mal, j'ai plaisir à être triste, à penser à des choses inutiles. Je suis réjoui par les petits soucis, par l'angoisse de me faire arrêter, de me faire abattre. Tout est plaisir, tout est insupportable… Le plus dur étant la conscience de la perte de personnes qui firent partie de ma vie… La main qui se pose sur mon épaule est ferme et amicale. Il est là avec sa drôle de bouche, ses cheveux ébouriffés, son tablier plein de graisse. Il est une nouvelle voix. Je me nourris de sa voix. Je l'intègre aux méandres de mon cerveau. J'ai mal, j'aime avoir mal. J'aime aussi la frustration, ce besoin tenace de me saisir de quelqu'un pour me repaître de ses chairs, de ses odeurs. Oh la sueur. La puanteur envoûtante de la sueur. Les effluves de merde. Les haleines torréfiées à l'ail grillé, aux épices, aux ongles rongés, aux résidus de déjections saisies sur les doigts. Les doigts. Les empreintes. J'aime sentir que mon corps est attaqué par les bactéries et les microbes. J'aime ses métastases. J'aime l'agonie qui va suivre…
“Je n'ai pas d'argent.
Mais personne n'en a ici. On ne sait même plus à quoi ça ressemble l'argent.
Mais j'aimerais me procurer quelque chose à manger.
Sers-toi mon gars !
Vraiment ? C'est une boutique ici non ?
Bien sûr ! C'est pour ça que tu dois te servir.
Sans payer ?
Évidemment ! Celui qui ose payer ici se fait directement enfermé au trou. Mais d'où tu sors toi ?”
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