Black-out total

 

Leonel Houssam

L’arrière de l’avant, je n’ai jamais trop su les distinguer.

Je n’ai jamais travaillé dans les champs de coton, ni même au fond d’une mine.

Comme beaucoup, je n’ai pas beaucoup de compétences : pousser des caddies, jouer du pouce et de l’index sur l’écran, et bien sûr, me prendre pour un adulte qui gère.


C’est beaucoup plus facile maintenant.

Je réussis à sortir de chez moi sans trop flipper.

Les tremblements sont localisés au niveau des doigts et un peu dans les jambes.

Sinon, ça va.

Je pense que ceux qui me croisent imaginent que je suis remis sur pied, sans séquelles.


L’info a vite circulé dans la communauté.

Nous ne sommes que 300 habitants au maximum, et tous nos mobil-homes sont suffisamment rapprochés pour qu’un message se transmette à vitesse grand V.


Black-out total pour moi.

Il paraît que l’explosion a été extraordinaire.

Des débris partout devant la maison.

Une partie du toit arrachée.

Toutes les vitres soufflées…

J’ai imaginé.

J’ai tenté de repenser.

Avachi dans mon rocking-chair à zieuter la route centrale, je me dis que je l’ai échappé belle.


Personne n’est plus fait pour vivre de telles horreurs.

Nous sommes ramollis, vautrés dans le confort — même si ce n’est pas du luxe.

Il ne reste plus que des miettes de vie.

Tout paraît terriblement dramatique, tout le temps.

Ça ne sait plus rire, mais ça fait la fête.

Ça ne sait plus voir l’avenir, mais ça rêve d’un bon job.


À la station-essence, je l’ai reconnu malgré le soleil qui claquait sur le désert caillouteux.

Grand, immense, avec des paluches de gorille, une tronche boursouflée, ses petits yeux noirs, une barbe poivre et sel, épaisse et sèche.

Son jean moulait ses jambes musclées, son cul cambré et son chibre démesuré.

De son débardeur en résille rouge jaillissaient deux bras taillés dans l’acier.


C’était lui.

C’était l’enfer.

Mon frère.


J’ai fait demi-tour et j’ai appelé le central.

C’était trop dur pour moi de l’arrêter.

Il était un monstre pour le monde, mais pour moi, c’était mon frère — même s’il avait plastiqué ma maison.


C’était le plus libre, le plus sauvage, et pour moi, paradoxalement, le plus sécurisant.

Son obsession s’était muée en une haine démentielle contre le système.

Les écrans, les nouvelles molécules stupéfiantes, le décès de nos parents et le handicap lourd de notre petite sœur… tout ça a eu raison de lui.

Sa lutte était sans limite.

C’était le système ou lui.

Et pour lui, j’étais devenu le système.


Les sirènes des collègues étaient assourdissantes. Garé sur le bas côté, j'ai fixé les montagnes sombres au bout de l'étendue désertique.

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