Paternel, patriarcal, viriliste...

Leonel Houssam

 À bien des égards, quand j'avais 16/17 ans, j'étais un ado très con, comme la plupart... La connerie est un point de vue que l'on porte généralement sur autrui, rarement sur soi-même. Je ne me suis jamais dispensé de me traiter de con à chaque fois que je l'ai été, c'est-à-dire souvent.

Malgré ça, c'est à cet âge-là que j'ai acquis des convictions anarchistes assez profondes. Ça n'est pas venu de nulle part. Un pote de classe, en seconde, n'arrêtait pas de me tanner avec la pensée libertaire. J'étais d'une éducation plutôt prudente, je dirais centre-gauche. Avant la puberté, on s'interroge peu sur les idées politiques de ses parents. On n'y comprend rien ou quasiment rien.

L'adolescence, cette phase protubérante de tous les excès, cette courte ère de la submersion hormonale, de transformation chaotique du corps, de métamorphose de la pensée, est aussi propice à toutes les découvertes. C'est à partir de là que certains basculent. C'est à ce moment-là que la radicalité naît chez certains. Cette radicalité qui agace, amuse parfois, étrangle de dépit nombre d'adultes et particulièrement les parents.

Ce pote de seconde me faisait peur avec ses idées anarchistes. Pour moi tout ça était synonyme de bordel, de chaos, de violence, de désespoir et de haine. Mais l'ado qui volcanisait en moi ressentait cette envie d'aller là où j'avais appris à ne pas aller. Si bien que, prudemment, j'ai commencé à m'intéresser à son truc. Et pour ça, avec mon cerveau post-pubère azimuté, je me suis jeté à corps perdu dans la lecture d'un tas d'auteurs en capacité de m'éclairer sur cette folle idée qu'était l'anarchisme. Pierre-Joseph Proudhon, Mikhaïl Bakounine, Pierre Kropotkine, Max Stirner, Élisée Reclus, Louise Michel et j'en passe. Je lisais tout ça dans mon coin. D'un naturel solitaire, mal à l'aise avec "l'autre" et absolument certain que rien de ce monde occidental ne fonctionnait, j'ai absorbé leurs livres, leurs visions de la société, la diversité de leurs opinions.

J'étais punk (ça allait de pair avec l'anarchisme à l'époque) mais pas trop longtemps. Les punks étaient dans leur écrasante majorité (du moins dans ma banlieue des années 80) que des buveurs de bière qui s'habillaient chelou pour choquer la ménagère et son Jules. Pour s'amuser et faire chier le monde, c'était cool. En revanche, ça ne répondait pas au manque de sens de l'existence et particulièrement à la détestation profonde que je ressentais pour le capitalisme et le communisme, ces deux idéologies alors dominantes dans nos contrées éculées.

Deux ou trois ans en Punkerie m'auront suffi. Les voleurs de canettes, les pogos au jus de chaussette de jeunes hommes excités et un niveau de conversation proche du vide intersidéral avaient eu raison de mon adhésion à cette sous-culture. J'en ai gardé la musique, quelques amitiés et beaucoup de beaux souvenirs bordéliques.

J'avais surtout peur du désir de mort qui ne me quittait pas d'une semelle. L'envie de vivre et de voir ce qui allait se passer plus tard duellait avec ce mal-être infini capable de me pousser dans des crises de déprime et de folie lourdes à gérer.

Mes lectures avaient permis de structurer ma pensée libertaire naissante. La détestation du pouvoir m'est venue de mon vécu, de toute mon enfance où j'ai découvert ce qu'était la face cachée du pouvoir. Paternel, patriarcal, viriliste... À celui qui pisse le plus loin, on laisse le droit de rejouer sans fin la partie de celui qui pisse le plus loin. Et par extension, ces idées (du moins certaines), je les faisais miennes. J'adorais ces lectures, également celles des classiques français du XIXᵉ siècle ainsi que les écrivains américains plus contemporains. Mon appétence pour l'astronomie, l'Histoire, la géopolitique et la politique ajoutait à cette panoplie de lectures choisies.

Bref, j'étais enfin plongé dans un monde qui me sortait des griffes acérées du monde formaté dans lequel je pataugeais de haine et de dégoût.

Et ce monde me rendait la monnaie de ma pièce. Plus je me jetais à corps perdu dans ce que les autres percevaient comme de la radicalité, plus je voyais la vie comme un truc qu'il fallait explorer dans les coins. Du gamin silencieux, anxieux, déchiré par les plaies ouvertes durant toute mon enfance, je suis passé à jeune adulte toujours aussi solitaire mais convaincu, bavard, rentre-dedans. J'étais armé pour affronter verbalement n'importe quelle contradiction.

La radicalité n'en est pas une pour celui qui la vit. Ce sont les autres qui plaquent souvent ce terme sur tous ceux qui remettent en question leur modèle de société. Mais les estampilles "extrémiste", "radical" ou "fanatique" sont rapidement inscrites profondément sur le front, tel un tatouage indélébile.

Dans mon entourage, on me disait que j'allais virer terro*riste, que j'allais mettre la vie d'autrui en danger. Ce genre de conneries que déballent ceux qui n'ont de personnalité que l'ombre d'eux-mêmes. Ça ne m'affectait pas. J'en jouais volontiers. C'était amusant de toiser tous ces conformistes de tous bords qui n'ont rien d'autre à faire que donner des leçons de vie. La société est un corps épais qui exige de chaque atome qu'il rentre dans les rangs. Cette vision stupide est assez commune. On compte ses amis sur les doigts d'une main. Même les anars me demandaient de rentrer dans les rangs. Leurs rangs. J'en venais à penser que l'anarchie serait plus cool à vivre sans l'humanité...

La société voulait que je file droit alors même que je filais droit ! Étudiant, avec petit boulot, qui payait sa chambre de bonne pourrie, qui sortait, qui buvait son café dans une tasse et avalait ses pâtes avec une fourchette. Quoi de plus conformiste et inséré que ça ?

On m'assimilait à Action directe, aux Brigades rouges, etc. J'étais pacifiste, très attaché à la lutte contre toutes formes de violences, mais j'étais ça aux yeux de certains.

J'ai donc très vite compris ce qu'était la disqualification par autrui. Émettre une opinion qui contredit une bonne partie des fondements sociétaux et tu es fiché, mis de côté, parfois surveillé et lourdement pointé du doigt. Ça n'a fait que conforter mes idées. J'étais bien là-dedans, j'étais chez moi, dans mon monde intérieur. Tous ces animaux de batterie n'avaient qu'une seule place : celle du camp ennemi. Je suis peu à peu tombé dans une dépression sonique, un vague à l'âme cataclysmique et un désir de mort toujours plus puissant. C'est à cette époque-là, comme beaucoup, que j'ai fabriqué mes addictions, mais aussi les bases pour me construire avec le moins de conformisme possible. Ça n'était pas conscient. C'était un élan, une impulsion inconsciente... On me prenait pour ce que je n'étais pas du tout. Ça me confortait dans l'idée qu'une société, ça se subit, ça se regarde, ça se fait décortiquer comme une vieille noix dans l'écriture.

Je garde toujours ça en tête. Mes opinions sont encore percluses de radicalité et d'anarchisme même si c'est plus diffus. J'en ai gardé une force, une puissance, une indépendance d'esprit encore très marquées même si, il faut bien l'avouer, la société a eu en grande partie raison du jeune type traumatisé et abîmé que j'étais. J'ai pu dresser certains démons, mais j'ai gardé mes anges noirs, ceux-là qui désobéissent, qui soutiennent, qui protègent les millions de personnes comme moi, qui ne se satisferont jamais de l'humanité.

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