La faute à l'abandon

 « Et nous pouvons applaudir bien fort monsieur Dylan Wilson, notre secrétaire d'État au renouveau rural ! »

Les paluches claquent et résonnent sous l'immense voûte de la Nouvelle Notre-Dame. Le jeune présentateur poudré, moustache en colimaçon, les tatouages discrets sur des bras musclés, bronzés, jaillissant d'un débardeur en fourrure de la Maison Tourcoing, bondit, micro en main, jusqu'au bord de la scène. Sur les écrans géants, la foule amassée autour du stade peut savourer le spectacle.

« Politic Color remercie Madame la sous-préfète déléguée à la sécurité et à l'éducation urbaine, madame Léa Symphonie ! »

Applaudissements et sifflets à l'extérieur de l'enceinte. À l'intérieur, ça caresse les paumes.

« Qui est également la présidente de sa marque d'escarpins qui portent son nom et si célèbres à travers le monde ! Et nous sommes là pour vous, la jeunesse ! Bien sûr vous rêvez de briller à l'armée ! Bien sûr, vous enviez la vie de ceux qui dirigent nos pays à la sueur de leur front et de leur génie ! Comme je vous comprends ! Vous connaissez ma vie en qualité de soldat ainsi que ma carrière dans le trading de décroissance avant de devenir l'animateur enthousiaste que je suis désormais... Cependant, moi, un déjà vieillard, je n'aurai pas votre chance, chère jeunesse qui traverse les torrents fougueux de l'existence...

… Nos pays souffrent des tempêtes, des sécheresses, des inondations. Les étals des magasins se vident et l'inflation est folle... La faute à l'abandon !

… L'abandon des valeurs, l'abandon de la Terre nourricière, l'abandon d'une certaine morale et d'une discipline. Nos grands-parents avaient une voiture ou deux par foyer, un frigo plein, de l'électricité et de l'eau courante ! Toute l'année, toute la nuit, toute la vie... C'est grâce à eux si nous avons pris le pouvoir, que nous avons rétabli l'ordre pour faire face aux terroristes, aux délinquants et à toute cette faune qui faillit anéantir notre monde...

… Mais tournons la page ! Nous avons les armées de nos pays les plus fortes au monde ! Nous avons des Datacités parfaitement gérées par les Serviteurs Chefs du Peuple. Désormais, le défi le plus grand à relever est de nourrir chaque citoyen et de repousser les assauts violents et injustes de la Nature...

… Nous sommes là, et nous l'avons toujours été, pour vous. C'est pourquoi nous vous offrons des milliers de postes d'ouvriers agricoles dans nos nouvelles fermes-usines respectant les standards de la tradition rurale, avec une productivité jamais vue !

… C'est à vous maintenant de relever les pays, de bâtir pour nous une forteresse agricole et de l'espoir ! Vous serez logés, nourris, payés à hauteur de deux fois un quart-salaire, un jour de repos tous les sept jours et une semaine de congés annuels.

… Vous vivrez dans des résidences collectives aérées avec électricité à volonté de 20 heures à minuit ! »

Il semble exténué. La salle fait un grand sourire. La salle s'en fout. Enfin disons que la salle est remplie par les dirigeants des fermes-usines. On a la famille Barlosi, la famille Boléro bien sûr et la dynastie des Frégiens, les ducs, les directeurs généraux et hauts commandeurs des Armées. Mais la salle s'emmerde, retient un rot — elle était très aillée cette rouille — et s'assoupit les paupières écarquillées...

… Pendant que dehors, ça grogne, ça ronfle, ça s'avachit dans l'apathie mentale... C'était donc ça la grande nouvelle... Pour répondre au chômage colossal, et fâchés de ne pas réussir à mater la rage, ils vont donc envoyer les gamins et les gamines dans leurs bagnes à tombeau ouvert, les pieds dans la boue, les muscles endoloris et les nuits dans les odeurs de pet de la communauté...

… Pour les moins anesthésiés, ils parviennent à regarder les courtes éclaircies, les jours de repos à faire la sieste, avaler des pilules gouvernementales dans l'air rafraîchi par des ventilateurs...

… Il y aura aussi des douches, du savon, des bonnes plâtrées. Ils ne peuvent que s'accrocher à la grosse ondulante qu'est l'espoir...

À suivre ?