Votre mémoire est pleine. Veuillez vider votre boîte...


©Photo de Yentel Sanstitre
Pour elle, l'arc-en-ciel en forme de rideau ondulé qui s'était formé sur les marais grouillant du fleuve, était le signe d'un retour des tempêtes millénaires, « celles qu'ils ont prédit dans la Bible, mais là, pas d'Noé, on va tous couler ». Elle mettait toujours du rouge à lèvres pour aller acheter son bon pain et sa boite de pastilles Vichy...
Il ne les fallait pas trop malins, pas trop affûtés les ouvriers pour en faire les enfants biberonnés par l'Usine. Lorsque celle-ci ferma, ils étaient ces progénitures nues et impuissantes dans une rigole d'égouts... Et lui ronger les os tout en lui parlant, remettre le pli de la robe, le soyeux de ses mains posées jaunes sur la cuisse, et cette expression de tristesse affaissée sur les restes de son visage. Je m'en voulais, je voulais gratter la terre pour cacher ma proie et y revenir plus tard en cas de coup dur, en cas de disette...
Une brute pleine d'amour, les mains pleines de ces poils noirs et la lumière solaire qui lui « rebleuissait » les yeux. Un moteur à cambouis dans le dos, il souriait au mur du salon et claquait des talons pendant la mi-temps du match...
Votre mémoire est pleine... Veuillez vider votre boîte... crânienne. Allumez le poste de télé, votre mémoire est pleine, veuillez vider votre boîte... crânienne. Téléchargement de votre mise à jour. Veuillez vider votre boîte crânienne...
Sa tentacule dans la gorge, je restai figé sur ma chaise en osier. Devant la route et le désert, un pick-up sans roue ruiné par la rouille. Dans le journal, il affirmait que j'étais à 5000 kilomètres de là où j'étais. Il me faisait toucher sa boule suspecte dans le ventre et me disait: « Si on reliait toutes ces saletés du monde entier avec des fils à des centrales, on produirait de la bonne électricité, des bons paquets de bonheur pour ceux en bonne santé... »
Vous êtes déconnecté, vérifiez votre conscience, vous êtes déconnecté, rebranchez vos membres, vérifiez que vos organes sont en parfait état de fonctionnement. Votre système immunitaire est obsolète, faites rapidement la mise à jour.
Elle avait trimé toute sa vie, avait poussé des wagonnets, tiré des diables et porté des charges lourdes. Elle avait été ouvrière, elle avait été bombardée, elle savait cuisiner au beurre et retourner la terre de son jardinet, mais ça n'en faisait pas un puits de gentillesse, et encore moins de grand cœur, son truc à elle, c'était de siffler dans son dentier et insulter les passants, planquée derrière le store baissé. Elle trichait en minaudant avec le temps, gesticulant dans la maison toute la journée, sans pause, faisant le ménage, saccageant le temps libre avec des taches de trimeuse valdinguée hors du monde depuis la retraite... Elle regardait des scopitones avec ce sourire triste tout assujetti à la nostalgie. Ses migraines se faisaient de plus en plus rapprochées, ses seins lourds lourdaient mes paupières et rougissaient mes joues juvéniles. En cassant la graine, je chantonnais à mon tour un petit air des Forbans.
Les toilettes étaient encore le seul lieu où je pouvais fuir ces conversations gênantes et colériques sur la politique. La carte postale en face montrait un chat embrassant une souris. Je lâchais chaque colombin pendant que le ton des convives montait. Tonton Brice avait une grosse voiture, une belle situation et il reprochait sans cesse à son beau-frère de vivre à ses crochets. Je lâchais un colombin et je me laissais emporter par le bonheur magique du chat embrassant la souris.
« Drôle de clin d'œil pour quelqu'un qui a rien à s'reprocher hein ». Elle marmonnait derrière le rideau, ses grosses fesses moulées dans son fauteuil de lecture. J'essayais de mettre des jetons de jeu de dames dans la position exacte nécessaire pour capter les énergies du dieu SOLARA, le jumeau invisible du soleil, celui qui allait jeter Leni, le tortionnaire, dans le gouffre de la souffrance. Je ricanai et répondit à Mémé: « ça doit êt' lui qui nous pique les choux et les poireaux dans la nuit ».
Elle serra fort son poing sur son stylo Bic. Des bêtes grommelaient dans la nuit, leurs grosses pattes ceinturées de cuir et de lacets pataugeaient dans la boue fluide qui avait recouvert la ville après le terrible orage. Elle avait ses secrets qu'elle ne parvenait pas à me cacher. Tous ces pièges à « bites de traîtres » étaient méticuleusement posés de la place centrale, tout le long de la rue principale, laissant peu de chance aux bêtes, ivrognes sculptés à l'usure, des nez-triangles et des barbes drues d'appelés du contingent des pare-brises pétés. J'faisais du swing près du pot d'chambre, sa pisse chaude finissait par devenir un repère rassurant dans le chaos des mondes qui tombaient en trombes sur la croûte crânienne de la Terre-L'ex-Belle-Amie...

Extrait du roman Le goût amer de l'amande ou Architecture du mou, 4ème partie du cycle "Avant Extinction". 

Andy Vérol/Léonel Houssam

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