Etes-vous alcoolique?




23 décembre 2010: suite. Martin m'observe telle une haie hirsute qu'il va falloir tailler. Ses mains sont jointes devant ses lèvres pincées. Son costume trois pièces est taillé dans une fibre grise et légèrement brillante. C'est un type carré au regard dur mais bienveillant. Je pense à Aurelie pour me donner des forces mais ça provoque au contraire des convulsions internes d'anxiété. Il brise le silence avec un "bien Léonel, parlez-moi de vous". Qu'on le veuille ou non, cette question en entretien est un empalement psychique redoutable. Je réponds par des banalités sur mon parcours professionnel. Il me bombarde de questions autant banales que pénibles. Je joue un rôle, je suis le mec qui en veut avec une tête anémiée. Ça suit son cour jusqu'à ce qu'il m'achève: "êtes-vous alcoolique?". J'accuse le coup et lance "absolument pas". Il enchaîne: "parce que vous avez l'air ravagé et surtout vous sentez l'alcool". Je suis dans la merde. Le cerveau reptilien prend le dessus.

23 décembre 2010 (suite encore) : Je suis très avancé dans le processus de recrutement. Je réussis cet entretien et je fais partie de la force de frappe, le bataillon de vente avec pour perspective de pouvoir payer mon loyer, l’électricité et ô bonheur, m’acheter un steak tartare dégoulinant de câpres et d’oignons et plusieurs canettes de Chimay bleue. C’est tout con, mais ne rien posséder réduit considérablement le champ du déshonneur consumériste. Je lui explique qu’effectivement, il m’arrive de participer à des beuveries amicales, que j’ai lamentablement fêté ma convocation à l’entretien avec quelques amies, « et particulièrement une jeune femme ». Il est sidéré je crois. Ses mains se joignent de nouveau devant sa bouche de chef mais cette fois, il me reluque comme un chef d’œuvre qu’on aurait passé au karcher. La pièce est dotée d’un faux plafond couvert de taches pisseuses marron et criblé d’excavations provoquées par des fuites. Quelques câbles pendouillent. Son bureau est métallique, blanc cassé, sale sur lequel est posé un portable Acer ventilant à mort et infesté de crasse. Martin est un loser qui joue au mec important. Je vais lui en donner du battant.
« Je suis là pour croquer du client. Me concernant, je vise l’excellence et n’hésiterais pas à convaincre un analphabète d’acheter un roman de Victor Hugo. Je peux faire du résultat. Prenez-moi à l’essai et vous verrez ». Connerie. Le rêve d’une cloche : refourguer des mauvais livres à des pauvres gens. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Martin surenchérit : « Vous pensez me berner avec ce genre de phrase toute faite ?
- Pourquoi pas ? Il faut aller au plus simple. Parlons la même langue : je vous ferai gagner beaucoup d’argent.
- Vous n’êtes pas le seul à me raconter cette fable.
- Mais moi c’est vrai.
- On dirait un petit garçon qui veut faire plaisir à papa.
- On change de ton là ?
- Disons que je n’aime pas qu’on se foute de moi.
- Je vous dis les choses le plus sincèrement possible.
- Si vous étiez sincère, vous me diriez que vous êtes alcoolo et que vous avez besoin de bouffer parce que vous êtes dans la merde. »
J’ai envie de me lever, de lui mettre mon poing dans la gueule. Mais en rugueux pétochard occidental, je lève les quatre pattes en l’air et me soumets au chef de meute :
« Vous avez raison.
- Ben voilà, c’est pas trop tôt ! Allez, dégagez d’ici. Un vendeur qui cède si vite à la pression, c’est un tocard chez nous ».
J’ai envie de caguer, de me recroqueviller dans ma veste et disparaître dans les limbes chaotiques de mon esprit éparpillé. Je me lève et sans parvenir à me contrôler, je lâche un pet qui vire immédiatement en coulante. J’offre ainsi la vision honteuse de mon fessier souillé… Je ne le salue pas, je ne le remercie pas, je ne le tue pas non plus. Retour à la case « Sans lendemains mais c’est pas pire qu’au Darfour alors ferme ta gueule».

24 décembre 2010 : Le hasard fait miroiter de l’espoir et c’est tellement bon. En sortant de chez moi, j’avais encore la tête en bouillie. Je suis allé à Paris en me disant que c’était le dernier jour de ma vie. Et voilà le hasard et sa voix fluette qui me place face à face avec Aurélie, la petite des entretiens de recrutement, dans le métro… Assise, en robe longue, les paupières légèrement closes. Je l’ai saluée. Elle m’a vaguement reconnu. Elle m’a dit qu’elle était recrutée. Je lui ai demandée ce qu’elle faisait pour le réveillon de Noël. Je crois la famille, les petits fours, les gosses qui crient de joie, quelque chose comme ça, peut-être pas, je n’écoutais pas, je bandais, je l’observais, je me disais qu’elle était la femme de ma vie, du moins celle des mois à venir. Elle a accepté de prendre mon numéro de téléphone puis elle est descendue à la station Ménilmontant. J’attends, je veux, j’attends qu’elle m’appelle. Au volant de ma vieille bagnole, mon visage est fouetté par la lumière des lampadaires du bord de l’avenue. J’essaie de détailler les corps des femmes qui attendent dans la pénombre.

Léonel Houssam


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