Plutôt que pourrir au Pôle Emploi | 05 octobre 2011

Dans son service, à l’agence bancaire planté à Gennevilliers, François est apprécié des conseillers financiers, des femmes à l’accueil dont il a la charge. On lui demande d’augmenter ses chiffres, de dépasser les objectifs, et pour ça, il souffre de réunionnite, il organise des briefs, des débriefs, des entretiens individuels de performance. François est un sergent, chargé de la tranchée F124 sur le Front de Gennevilliers. Il n’a pas une vision globale, simplement une perception aiguisée du terrain. Son secteur est truffé d’ennemis, d’autres agences concurrentes… Il a organisé ses troupes en Front et Back Office. Certains, armés d’une âme de conquérant, des commerciaux, ne se posant pas de questions « inutiles », attaquent le marché et conquièrent des parts. D’autres, plus méticuleux, discrets, sont chargés de l’infirmerie, des RH bien sympathiques et exigeants qui se chargeront d’évacuer les corps, le cas échéant… Il n’existe pas de trêve, on marche dans la boue malgré les trottoirs fraichement macadamisés, les tirs sont plus lointains, au petit matin, s’accentuant au fil de la journée… A l’enrôlement – au recrutement – François et Madeleine reçoivent les candidats un à un. Ils sont pressés, les candidats, ils stressent, angoissent d’être au chômage. On peut dire qu’ils iront à la guerre, la fleur au fusil, le corps engoncé dans leur nouvel uniforme. Car sur le champ de bataille, les combats font rage, les déflagrations traumatisent les tronches, réduisent les nerfs à l’état de bouilli. Des corps tombent, inertes, l’intelligence arrachée, la capacité de perception sectionnée par un éclat d’obus, la vie personnelle et amoureuse broyée par un char moderne : le stress… Assis à leur bureau planté dans l’arrière-front, Madeleine, jolies jambes et bouche pincée, et François, cravate rouge, coiffure impeccable et regard tueur, attendent Malik, un jeune homme pétillant qui ne rêve que d’une chose : participer à la guerre (plutôt que de vivre de larcins, de deals, mollarder sur un conseiller « qui fait rien pour moi sert à rien » et compter les centimes à chaque fin de mois)… Il est le premier candidat, l’homme de la situation, celui qui montrera aux anciens qu’il bute plus vite, plus proprement l’ennemi. Ça fait des mois qu’il croupit dans son taudis, sa vie, celle d’un reclus, selon les termes des fiers guerriers bataillant au front, un appart’ éclairé la nuit par l’écran d’une télé, d’un ordinateur. Il shootait des soldats dans Counter Strike, écrasait des trolls dans World of Warcraft, défonçait des gonzesses sur des t’chats. Ses gosses dormaient, sa femme chialait des coups de poings et du manque de sexe. Il buvait, il s’énervait devant le JT, dégoûté de ne pas participer aux tremblements du monde.
Il s’assoit, tremblant de la guibolle, le portable éteint dans la poche. Il sait qu’il est là pour être jugé et bombardé… de questions pièges… Il a l’âme d’un boxeur, mais devant lui, il a deux crocodiles – ne pas mettre la main dans leurs mâchoires ouvertes – élégamment vêtus. Leurs voix sont celle d’un crotale en colère. « Bien, commençons, parlez-nous de vous ». ça fuse, ça tire de tous les côtés, sa patience et sa dignité sont mises à mal… Mais Malik tient, esquive avant de contre-attaquer. Il veut devenir le soldat, le fier combattant de l’agence, rejoindre la tranchée F124 du Front de Gennevilliers, à une encablure de la gigantesque Défense et ses canons géants tournés vers le ciel. Sale, ses mains moites, ses tripes prises de douleur, il sent la fin de la bataille proche… « Ecoutez chez Malik, vous vous en êtes sorti avec brio. Vous allez pouvoir intégrer nos troupes. Soldes : 1390 euros brut mensuel et les tickets resto. Il y a des questions ? Non ? Rompez ! ».
Le soir, Malik va annoncer la bonne nouvelle. Il est recruté, prêt à participer à la guerre économique mondiale. Lorsqu’il sera en perm’, on le regardera avec admiration, « t’as vu comme il en jette le Malik ? Il est kiffant avec son costard de conseiller. Paraît que c’est un dur le mec… ».
La bataille fait rage, s’amplifie. Malik résiste, et gueule lorsqu’il rentre chez lui. François, son sergent, lui en demande toujours plus « c’est pour le bien de notre société, vieux, et puis c’est pour toi, ta famille… Pour ton bien ». Le crocodile rit. Il ne sent pas l’eau stagnante, il fleure bon l’aftershave. Dans ses mains, il tient la lettre que l’on tend toujours aux mutins : Sentence, viré, balle dans le pif sur le mur de briques, à un pâté de maisons de la tranché…

Totall

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