"Quand la musique est bonne... bonne bonne bonne"

Photo: Yentel Santitre

16 février 2011: je ne parviens pas à me dépêtrer de cette couette qui a vrillé autour de mon corps durant la nuit. J'ajoute que mon corps est un automate démentiel saisi par des décharges nerveuses ininterrompues. J'ai assez bu pour saouler cinq adolescents imberbes et je suis incapable de fixer mon regard à quoique ce soit sans partir en toupie gerbante. Lune au jour. Tapis de mal. Fête timbrée de douleurs. Il est une heure où je devrais être au boulot mais j'ai du mal à me rappeler ce qu'était le jour, ce qu'était la nuit. Qu'on le veuille ou non, l'âme existe, mais elle n'est pas unique, pas une chose, elle est un conglomérat de portions d'âmes errantes à l'instar d'étoiles paumées inexorablement attirées par le cœur d'une galaxie, un trou noir. L'alcool disloque cet ensemble, brise cet ordre indicible et explose le mouvement circulaire de cette âme de passage. Je parviens à saisir un trognon de pomme au pied du lit. Je le croque pour ses restes d'eau, m'imaginant noyer ma langue dans la flaque vaginale d’Aurélie. Où est-elle d'ailleurs ?

17 février 2011 (quand on rouille, on perd quelque chose, on perd des mouvements, mais on gagne la rouille. C’est jolie la rouille, c’est une moisissure de métaux, mais pas que) : personne ne m’a rien dit. Betton était absent. Martial, le manager de mon site (pour cette semaine) était complètement à l’ouest. Il a une tête de type vivant dans un couloir de la mort, mais il est sympa. Je crois qu’il est là pour happer un salaire pendant deux trois mois avant de se barrer vers la providence, la nouvelle vie ou plus simplement vers un suicide bien ficelé. Au fond, ça m’arrange. J’ai demandé un certificat d’arrêt de travail de complaisance. Mon médecin est un con ruminant des erreurs de diagnostics à longueur de journée et engueulant chaque patient après avoir posé la pire des questions : « Êtes-vous certain d’être malade ? » Je m’arrange pour éviter les regards. J’ai une crasse de goût d’alcool dans la bouche. J’ai honte, je rase les murs. J’opte pour un quartier de sous-prolétaires pour faire de la vente, ces gens étant moins tatillons sur l’haleine. Comme tout le monde, je marche aux préjugés, aux préférences, mais comme tout le monde, je dis que je n’en ai pas, que je suis ouvert d’esprit, que ce sont les autres qui sont fermés. A l’instar des gens tolérants, qui le crient sur les toits et qui veulent exclure « les intolérants » de leur tolérance… J’ai pas dit de mal hein, j’ai rien dit, je l’ai juste pensé, je l’ai écrit, je l’ai affirmé en douce sous pseudo sur des réseaux… Je vise un immeuble, à Osny, quartier populo-pas-beau. Il y a de l’argent, un taux de chômage énorme, la lecture, ça occupera les « alphabètes », ça les changera de la télé réalité…

18 février 2011: est-ce que j'oblige les gens à sautiller frénétiquement sur de la techno hardcore? Non. Alors pourquoi ce monde étriqué du travail impose-t-il des gens sans complexes qui te cassent les oreilles avec les pires navets tels que Cabrel, Cloclo, Voulzy, et j'en passe. Les vendeurs de la semaine se sont mis en tête de proposer un karaoké pour terminer la journée. Picole, chants foireux, je suis ambitieux, pas pisseux, j'ai les nerfs à vif, je veux dégainer du ¨Pixies, du Sonic Youth, du Manu le Malin, pas de la soupe sanglante aux neurones crevés. Je veux du sang, des faces siphonnées. J'ai bu, j'ai pissé dans le pot de la plante verte en plastique dans le couloir. J'ai regardé Aurélie en coin qui tortillait devant Betton. Je ne sais pas à quoi elle joue, elle joue oui, elle cherche la jute du DRH, je ne suis pas jaloux, je suis ambitieux, je ne suis pas jaloux, je suis glorieux. J'ai finalement pris le micro, bourré et j'ai hurlé: "Quand la musique est bonne... bonne bonne bonne".

18 février 2011 (encore): dans un sens, un jeune perçoit quelqu'un de plus vieux comme un être lointain, paumé dans les limbes de l'anéantissement imminent. A l'inverse, la personne d'âge mûr perçoit la jeunesse comme une proximité, la sienne, celle d'hier, d'une heure plus tôt, d'un demi-siècle avant. En fait, il est toujours jeune... mais il est condamné à disparaître dans un corps étranger, celui de ce plus vieux qui croupit si loin, paumé dans les limbes de l'anéantissement imminent.

19 février 2011: des nuits poubelles où tu regardes le capitalisme tout ravager à la télé tout en picolant et en rongeant des os de poulet aux antibiotiques dans la gamelle. Je me suis peu à peu vu me transformer, des tiges métalliques jaillissant de ma peau. Je suis un sac plastique comme les autres, la braguette ouverte en plus, les chaussures à glands en moins. J'attends Aurélie, fringué en pompier avec une laisse. Elle veut tenter des nouveaux trucs. Je m'en lèche les babines.

21 février 2011 : J’y vais à pas feutré dans la bâtisse au parquet qui craque et à l’odeur affreuse de naphtaline. Ça sent le coton sur la cire d’un macchabée, ça sent la tristesse, l’ennui, le carillon qui temporise l’immobilité des lieux. Le weekend s’est passé comme un incendie de forêt, brûlant, rapide, fondant les chairs comme du plastique… Aurélie est de plus en plus dépravée, shootée, désespérée. Pour compenser, elle veut baiser sans cesse, tenter de pallier la folie et les addictions avec une autre addiction. Rien n’y fait, c’est de pire en pire. Maintenant, j’attends sur ce siège qui pue le vieux grenier. Le boss de cette entreprise est gras du bide, petites cannes fines, tête large typée patron des années 70, paternaliste, provincial, étriqué, autoritaire et protecteur. Il garde les bras croisés dès qu’il s’assoit devant moi. Je commence à causer de mes produits, maladroitement, alors il m’interrompt :
« On va peut-être un peu se présenter avant non ? Je me suis permis de vous googeliser comme on dit. On dirait pas comme ça, mais je maîtrise bien l’ouvrage virtuel. J’ai vu que vous étiez écrivain, que vous n’aviez pas votre langue de pute dans la poche. Alors comme ça, on vient tenter de me soutirer du pognon, à moi l’ordure étriquée du capitalisme. J’aime pas votre mentalité. J’ai voulu vous voir pour savoir ce que vous avez dans le ventre. Ensuite, on verra. Je vais vous laisser une chance, mais si ça ne va pas, je vais rapidement prévenir votre employeur.
- On est libre d’écrire et de s’exprimer en France non ?
- Ah oui ça, vous pouvez. Mais mollarder sur l’ennemi pour ensuite tenter de lui refourguer vos arnaques commerciales, ça manque pas de piquant.
- Bon je vais pas rester là à tenter de me défendre.
- Restez. Allez, déballez le paquet. »
Il y a la secrétaire à l’entrée. Je ne peux donc pas lui défoncer la gueule frontalement. Mes crocs me font mal. Je gesticule sur ma chaise. Il propose un café. J’accepte. Il prend trois minutes puis revient avec son vieux service en porcelaine. Je prends un sucre de stevia dans ce café excellent. En fait je tremble. J’ai peur de perdre mon taf, et j’ai peur de le réduire en carcasse couverte de mouches à merde. Il est sûr de lui, triomphal, autocrate au gros cul engoncé dans un trône trop petit, une de ces vieilles chaises hors de prix glanée dans des brocantes poussiéreuses.
« Je n’aime pas ce que vous écrivez. Vous puez la haine, le dégoût de soi et des autres. Vous êtes tout sauf un écrivain. Vous écrivez de la merde.
- Je ne suis pas là pour parler de mes daubes.
- Vous vendez des livres non ?
- Ceux de Livres Loisirs.
- Vendez les vôtres plutôt.
- Non.
- Pourquoi ?
- Je ne suis pas là pour ça ».
J’ai mal à la nuque. Les muscles dorsaux gonflent et crachent des geysers microscopiques et par milliers de sueur.
« Vous auriez de l’eau ?
- Monsieur l’écrivain de merde a soif ?
- Oui, de l’eau dans une coupelle.
- … »
Il s’absente. Dépose un bol d’eau sur le coin de la table. Je penche la tête et je lape. Il ne dit rien. Il décroise les bras. Je me lève. Je passe mon index sur ma mâchoire supérieure. Il est immédiatement couvert de sang et de salive. Je le montre à mon interlocuteur :
« Je vais partir. Et tu vas t’écraser. Tu vas reprendre ton activité, et tu vas m’oublier.
- Et si je ne fais pas ce que vous dites ?
- Je vous montrerai comment je règle mes comptes.
- C’est une menace ?
- Oui »
Je prends ma mallette et je sors. Je ne salue pas la secrétaire. Je chlingue la naphtaline. Je vais brûler un cierge à l’église toute proche pour conjurer le sort.

On sait jamais.


Léonel Houssam


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