Le dimorphisme sexuel des Caloptéryx splendides...






Derrière son muret de briques rouges, Philippe tenait fermement cette énorme télécommande pour voiture électrique. Sauf qu'il n'y avait pas de voiture, qu'il se persuadait, qu'il s'imaginait contrôler la trajectoire des passants. Du haut de ses un mètre quatre-vingt-douze, torse nu sous la pluie fine, rougie à outrance par des coups de soleil récents, il écarquillait les yeux à chaque passage devant le portail de son jardin. La langue pendante, il s'appliquait à jouer avec les manettes. Ses mains étaient épaisses, aux doigts boudins s'agitaient nerveusement. Les "pfouuh" émis par sa bouche étaient censés imiter le moteur puissant qui contrôlait les corps des badauds-robots. Il était joyeux. Il avait un rôle. Parfois je m'approchais de lui. Il sentait la sueur, le vomi, la viande sale. "Alors ma gros, ça marche bien la télécommande ?" Dedans ses yeux, il y avait des digues d'antimatière. Mais je l'aimais bien ce taré.
Malgré son bide boule à la peau jaune qui dépassait sans cesse de ses chemises sales, Émile était l'intellectuel de Val. Depuis des décennies, il était auteur de mots croisés pour le Jura, quelques feuilles de choux locales et surtout, son prix Nobel, son Oscar, sa Légion d'honneur, ce fut la publication de trois de ses grilles dans les numéros de Paris Match de l'été 2001. Il avait alors 60 ans, jeune retraité de l'éducation nationale et en l'espace de quelques jours, il devint la sommité de la seigneurie, encensé par le maire, reluqué avec envie par nombre de ses voisins.
Émile devint l'invité de prestige des soirées Loto ou des galas de vedettes qui se déroulaient à Val. Il fut également le parrain de la dictée organisée chaque année lors de la diffusion du même événement à la télévision. Il s'en donnait à cœur joie lors de discours fleuves qui endormaient les retraités constituant la majorité de l'assemblée. Émile était adulé par un cercle de vieilles veuves aigries. Ça grouillait. Mon estomac chantait sa bouillie. J'étais adossé à la colonne romaine en plâtre.
Philippe trifouillait les manettes de sa télécommande tentant d'obliger Émile à s'écarter du pupitre d'où il déblatérait sur la belle langue française. Je caressais la crosse de mon couteau toujours calé dans la grande poche du treillis. J'avais envie de bondir et d'un geste léger, aérien, passer la lame sur la pomme d’Adam de l'érudit en toc avant de me ruer sur le débile s'imaginant contrôler les cons. Mais je restais adossé à la colonne, un peu colère, un peu tristesse et très stressé à l'idée de me retrouver à nouveau au poste. Il était déjà 18h00. Il faisait nuit dehors. Le concert de Daniel Guichard allait commencer dans quelques minutes et les yeux éteints de la centaine de vieux vacillant sur les chaises en plastique allaient s'illuminer de bonheur et d'admiration.



Ses épaules tanguaient à en donner le mal de mer. Je n'avais rien bu depuis ma libération et la nuit de cuite qui s'en était suivie si bien que je m'ennuyais de quelque chose en moi. Le crâne chauve D'Émile s'allumait et s'éteignait selon qu'il passait sous les lampadaires ou qu'il s'en éloignait. Les natifs de la perdition, les spectres fourbus, nous observaient. Derrière moi j'entendais le vrombissement des lèvres de Philippe qui nous guidait dans le crachin.
Les somnambules du matin stress croupissaient dans le RER ou le TER. À la télé, l'élite de l'information spectacle les appelait les "vrais gens de la vraie vie" avec ce dédain compassionnel si écœurant. Il avait mis la télévision au maximum, la fenêtre de sa maison sans étage grande ouverte malgré le froid. Il regardait ceux qui le regardaient. Il jetait un œil sur l’écran avant de baisser ses binocles sur ses grilles de mots croisés vierges qu’il complétait de cases noires et de lettres, qu’il raturait, qu’il gommait, qu’il complétait… J’entendais ses gros doigts cogner la toile cirée, résonner dans le bois de la table. Et la télé le berçait, me berçait, jusqu’à ce qu’il tourne le regard vers moi : « Mais qu’est-ce que tu fous là toi ? ». Figé, fasciné, animal, je restai campé là devant la fenêtre pendant que Philippe continuait un peu plus loin à trifouiller ses manettes. « Tu es dans une propriété privée ! » Je ne bougeai pas… Je le fixais. Il se leva, se dirigea vers le couloir d’entrée… Je l’entendis fouiller…
Malgré le vagissement du téléviseur, je perçus parfaitement le bruit de l'armement du chien de son flingue. Secoué par la lucidité, je fis un pas puis deux pas en arrière manquant de trébucher sur un tronçon de bois. J'avais toujours la salle à manger en ligne de mire. J'accélérai.

À quatre pattes derrière un buisson, j'observai Émile braquant Philippe. Ce dernier tentait de téléguider son adversaire. Mais rien n'y fit, le vieil has been tira.Haut du formulaire

Extrait de quelque chose en cours... Un roman. 

Léonel Houssam

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