Ce fut le premier homme défunt que je vis dans ma vie. Chronique du quotidien pathétique





Chronique du quotidien pathétique: je me rappelle qu'on tuait le cochon une fois l'an et qu'on distribuait équitablement sa part à chaque habitant du quartier. Des couilles au sang, du foie au groin, des pieds au cœur. Tout finissait tôt ou tard dans les tripes d'un humain et parfois de l'un de ses chiens. Ce sens du partage n'existait que dans notre quartier retranché dans l'impasse des Bleuets. Camp fortifié, solidement défendu par les fusils de chasse de chaque bonhomme, protégé par deux gros camions américains sans moteur parqués au bout de la ruelle, à la jonction avec la départementale. Nous les gosses, on s'amusait. En mangeant notre boudin noir grillé, bien juteux, on fantasmait sur les 22 long rifle posés à portée de main contre la caisse à viande près du barbecue. Un jour le garde-champêtre de la ville s'est pointé pour nous engueuler. Nos festivités importunaient les citoyens au-delà de notre territoire. Il faisait très chaud. Les hommes avaient beaucoup bu. Georges le polonais se leva de son siège de bus volé posé à même le trottoir, attrapa son fusil et courut vers le représentant de l'ordre. Ce fut rapide. Sa charge était inexorable. Le frêle coiffé d'un képi et sosie parfait de Louis de Funes dans les gendarmes à Saint-Tropez décolla du sol sous l'impact des deux tirs consécutifs. En s'effondrant, il fit un bruit sourd comme le corps du cochon qu'on venait d'abattre. Ce fut le premier homme défunt que je vis dans ma vie, et pas le dernier. J'avais 6 ans et sitôt l'effroi passé, je recommençais à mâcher mon morceau de boudin trônant dans ma bouche. Le cadavre fut traîné dans les bois et Georges fut arrêté quelques jours plus tard.

Léonel Houssam

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