Extrait non retenu pour le nouveau roman en cours d'écriture
Ceci est un passage d'un roman en cours d'écriture qui ne sera finalement pas intégré à celui-ci. Désormais, tous ces rebuts finiront dans la rubrique "Dépotoir des manuscrits" de mon blog-laboratoire. Voici le premier extrait donc:
Il y a quelques heures encore, ce vieux
gaillard tiré à quatre épingles avalait des huîtres laiteuses et du champagne
en riant grassement aux vannes de Martin avant de se jeter au sol au moment de
l’explosion de la bombe dans les cuisines de la salle des fêtes de Val d’Idiots.
Il faisait pâle figure, la mâchoire déformée contre le sol en béton. Bien sûr,
j’avais tout regardé avec délectation. A quelques mètres de lui, plaqué sur le
plancher de la scène de la salle des fêtes qu’il venait de quitter. Le bois usé
était frais, me faisait tant de bien. Il reteint une larme due sans doute à
l’odeur de poudre mêlée à l’effroi. Une fracture profonde dans sa capacité à
garder son sang-froid. J’étais pris en main par mon cerveau reptilien, je le
sentais jusqu’au cœur de mes intestins, serrés, durs, presque capables de
recevoir une bonne dizaine de coups de marteau sans ressentir la moindre
douleur. Mes tempes palpitaient et mon cœur coincé dans sa cage thoracique
culminait à cent soixante battements par minutes. Ça m’excitait. Ça me fit
bander terriblement, là, parmi les cris, les râles, les corps qui se trainaient.
La fumée d’abord localisée à la droite de la scène – j’étais du côté gauche – se
répandit dans l’ensemble de la salle, bèquetant les narines, piquant les
muqueuses. La rage et la jubilation me donnait envie de me lever, de sauter de
la scène et de courir vers lui pour lui planter un pieu au milieu du front.
Mais dans la panique et les mouvements de foule incontrôlés, je le perdis de
vue. Deux mains puissantes agrippèrent mon tee-shirt, au niveau des épaules, et
me soulevèrent brutalement : « Il faut sortir, vite, il faut se
barrer ! Ça va aller ? ». On appelle ça un dégagement d’urgence.
C’était Albert, un paysan sans terre qui venait me tirer de ma léthargie et de
ma béatitude. Sans doute l’état de choc, l’incapacité à réaliser la dangerosité
de la situation m’avait laissé scotché là, impassible. « Il est
où ? ». Nous nous sommes mis à courir, passant par les coulisses
bordéliques, entre les cartons pleins de déguisements pue-la-sueur et
d’accessoires archi-usés par des années de spectacles pour les péquenots et les
enfants. La fuite en avant, les pieds abîmés par les aspérités du plancher puis
du ciment et enfin du goudron à l’arrière de la salle. Dans
l’explosion, sans très bien comprendre comment, j’avais perdu mes pompes.
Albert me tirait par la manche et en hurlant qu’il fallait avancer, courir. La
transpiration qui couvrait ma peau avait laissé le tissu de mes fringues
adhérer. J’aperçus un type allongé près des bennes à ordures qui criait qu’il
souffrait. C’était fascinant ça aussi, ça donnait envie, je voulais m’échapper
de la poigne ferme d’Albert pour réduire le blessé en bouillie. La rage ne
faisait que monter encore, monter d’autant plus que je réalisais au fil des
minutes que l’attentat avait échoué, que la conflagration cataclysmique avait
viré à la pétarade grotesque, un chouia
plus puissante qu’une poignée de pétards mammouth qu’on ferait débourrer dans
une poubelle de ménagère. J’avais la sensation d’avoir décapsulé ma vie comme
on débouche une bonne vieille bouteille et d’y avoir découvert un picrate
immonde qui aurait viré au vinaigre. Dément. Taré. Je me suis assis sur un
tronc d’arbre longeant le terrain de football. Je réalisai qu’il pleuvait des
cordes, qu’Albert s’était barré pour « sauver » d’autres personnes,
que le ciel jurassien fusionnait, comme souvent, avec la terre spongieuse… L’ensemble
des effectifs de gendarmerie, les pompiers, les policiers venus de Paris et je
ne savais qui encore s’activaient et tentaient de mettre un peu d’ordre dans ce
chaos. J’étais persuadé qu’ils allaient sortir des corps inertes de la salle. Je n'avais pas
une vue d’ensemble mais je compris rapidement que hormis l’homme criant sa
douleur, toutes les personnes qui avaient été à l’intérieur étaient sorties sur
leurs deux pieds, parfois écorchés ou contusionnés par le mouvement de panique…
Mais rien, rien de plus… Penaud, dégoulinant, je restai un instant les mains
sur les genoux avant de me lever, jeter un dernier coup d’œil sur la
catastrophe, les gens en état de choc enveloppés dans des couvertures de survie
ou des manteaux, blottis les uns contre les autres dans les estafettes, sous
des parapluies, sous un parapet. Ces
blaireaux avaient gagné, ils étaient vivants, désaxés mais vivants… Je marchai
d’un pas plutôt tranquille à travers le terrain de foot. Mes pieds nus
s’enfonçaient dans la pelouse molle, trempée. Ce tapis glacial m’empêchait
d’aller un peu plus vite, plus vite, très vite, pour fuir, disparaitre et ne
plus jamais revenir… J’avais peur de leurs regards dans mon dos, qu’ils me
repèrent, surtout les flics et leurs instincts de chasseurs, leurs désirs de
viande, leur fascination pour la mort, pour les victimes, pour la justice…
J’étais translucide, je m’en persuadais. Près de la cage de buts, je tournai
furtivement la tête et n’aperçus que des blettes en mouvement, s’activant pour
écarter leurs carapaces de l’incendie qui bouffait une partie de la bâtisse. Je pris le
chemin du petit bois accolé au camping abandonné du père Chanez et je disparus
entre les caravanes moisies, fossiles d’une époque où l’on croyait encore que
des êtres humains auraient envie de camper dans une région aussi rossée par les
intempéries et l’esprit cafardeux des citoyens qui s’emmerdent… Blotti contre
un matelas abandonné sous un mobil-home, je me suis laissé happer par
l’angoisse, les myriades de flaques chimiques parsemées dans ma raison. Des
heures, des heures, jusque la nuit, ne sachant pas ce que qu’il en était de Val
d’Idiots, des secousses et de l’incendie qui commençait à ravager la salle des
fêtes… De ces flics, de ces huiles, ces petites gens faussement affables qu’il
me fallait supporter jusqu’à la
mort. J’avais échoué lamentablement, l’explosion avait été un
pet bruyant suivi d’un feu pathétique qui avait envoyé au sol le pauvre mec
chargé du son et des lumières… Rien… rien de plus. Il me fallait achever ma
tâche… J’attendis l’aube pour sortir de ma planque et estoquer l’histrion de
tous mes maux… Les victimes ne parlaient pas, elles se postillonnaient les unes
sur les autres, lugubres et lamentables, jouant des doigts dans l'air gris pour
exprimer la peur, l'envie de sécurité. Je crus un instant qu'on me parlait. Un
flic. Un élu. Ou pire un passant. C'était si suintant de danger, masterisé par
cette apocalypse en demi-teinte. J'avais la rage, les os douloureux, la tête en
bouillie ! Ça avait échoué ! Donner un peu de soi dans le camp. Sur l'avenue,
je sentais les troupes de l'infanterie des translucides se laisser saucer par
une pluie sucrée acide percée de flèches chimiques. Les usines des villes. Les
fongicides et le lisier des champs. Merci.
Léonel Houssam
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