Le père lui trônait en bout de table, aviné - Chronique du quotidien pathétique




Chronique du quotidien pathétique : Seul mon père pouvait revenir comme ça, sans s'annoncer ni saluer les habitants de la maison. Tel un cauchemar, les yeux bien ouverts. Lorsqu’il était là, on ne devrait pas parler de la politique ni des souvenirs de famille. On ne devait parler que de ce qui était dans l’assiette, des banalités du jour. Il fallait sans cesse mesurer ses propos, arrondir les phrases, poncer les pensées et les distiller telle une vapeur à peine captable. Il ne fallait pas parler du chien non plus qui était sa chose, sa bête, aux ordres. Je l’aimais ce chien avec ses babines tombantes et baveuses, ses yeux attristés pour réclamer le susucre, sa joie inscrite dans les pupilles lorsqu’un morceau de fromage volait au ralenti jusqu’à sa mâchoire de boxer. 
On avait le droit de regarder dans son assiette, imaginer un océan d’eau verdâtre et boueuse à la place de la soupe de cresson. On avait le droit de penser que la cuillère étincelante était une navette spatiale aspirée par les courants de fond. Mais il ne fallait pas tarder, il fallait porter la pitance à la bouche pour ne pas se faire engueuler : « Tu vas l’avaler ton potage bordel de merde ! ». Le vaisseau pénétrait dans la gueule d’un monstre de l’espace aussi vaste que la Lune… La chaleur de la soupe en cascade, l’envie de dégueuler… Le père lui trônait en bout de table, aviné, prêt à décoller la tête de tata, maman, du grand frère de moi-même… La conquête du cosmos, c’était déjà l’avenir…


Léonel Houssam

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