Les gros muscles des Boeing, la charpente massive des Airbus.



"J'arrive à comprendre que des gens lisent des romans à l'eau de rose ou d'aventure stéréotypés comme on se fourre le doigt dans la narine, en extraire un loup noir et jaune flasque comme un bulot devant des chiffres et des lettres. En plein après-midi. En guise de vie violée par l'ennui. Les pieds chauds dans les pantoufles canicule. Un siècle industriel qu'on encule sur le talus par derrière la petite maison de coron en briques. Brutalement".
Il a ses instants poètes, piétiné par les souvenirs d'un temps prétentieux où le fric, les femmes, les fêtes étaient le lot quotidien. Cette vedette lamentable qui se met à lui cracher à la gueule comme un waffen-SS sur un juif, elle n'aurait été qu'un cul courbé, une silhouette sur le côté, laminée par les coups de butoirs de dizaines d'hommes bourrés, excités... "Connasse, baise-moi comme un Boeing en rut !" 

Il lui hausse un doigt d’honneur magistral avant qu’elle ne s’engouffre dans le Hall n°2. Le vigile qui ferme la marche envoie une coup dans ses couilles en prenant soin de vérifier que les paparazzis ne l’aient pas en ligne de mire. Il morfle. Il « enculé va ! », il « j’te défoncerai gros con ! ». Il se recroqueville dans sa crasse sur le banc béton sur lequel il patientera encore quelques heures… « Tu sais pas qui j’suis ! ». Aux yeux de tous, il n’est qu’une serpillière projetée sur le fond d’écran des allers et venues des passagers…

Lorsqu’il rejoindra son complice, il pourra laisser toute cette fiente derrière lui. Il tente de lisser sa barbe frisée entre ses doigts noirs de crasse. Ça l’occupe et lui fait un peu oublier la douleur du coup. « Une paire de baffes achetée, une paire offerte »… Il sourit en voyant ce jeune homme noir, maigre au visage gentil d’un ange qui demande leurs billets aux voyageurs… Il pense, en se marrant intérieurement : « Voilà l’accusé de réception ». Lui comme tous les autres finiront au paradis d’Orly Sud, sur les ailes d’un démon d’acier les conduisant au bout du couloir galactique.

Si l’absence est une mutilation alors les ascenseurs réservés aux handicapés qui montent et descendent à vide en sont l’abri. Ce sera par ce moyen qu’il rejoindra le deuxième sous-sol, véhicule verticale s’effondrant sur les amortisseurs plantés dans les fondations de l’aéroport…

L'asiatique obèse fronce les yeux et s'arc-boute pour l'observer et le sentir de près. Son accent Vietnamien est très prononcé: "Tu pues pas assez la pisse et la merde toi. Tu mérites pas encore l'aumône. Si tu es propre, c'est que tu n'es pas encore un vrai mendiant". Ses yeux bridés régurgitent une lumière ténébreuse. "Je crois qu'il y a du mal dans toi". Il rentre à son tour dans le hall, poursuivi par une valise à roulettes énorme et bariolée. La lente heure de midi approche. Il a déjà fumé les deux tiers des mégots puants...

Un groupe d'enfants encadrés par leurs accompagnateurs chargés de lourds sacs à dos, braillant sur le large trottoir face aux soutes ouvertes du car qui vient de les déposer. Il y a une montagne de valises et de sacs qui a été dégueulée par les gueules béantes du véhicule. Un climat de chaos sonore le replonge dans les souvenirs d'enfance avant qu'un ballon de foot ne vienne lui claquer la mâchoire. Un enfant de dix ans environ, très maigre, en bermuda, tee-shirt et baskets est missionné d'office pour récupérer la balle. Il s'arrête un instant devant lui et le toise. Il comprend que l'enfant l'a sans doute reconnu, alors il enfouit sa tête dans l'ombre en remontant sa capuche sur son crâne et à mi-front...

Peu à peu les voyageurs s'engouffrent, excités par le voyage, les gros muscles des Boeing, la charpente massive des Airbus. Et puis... Et puis... Il sait bien qu'ils entrent tous pour ne jamais en ressortir par la même porte. À l'inverse, les arrivants, corps fourbus par les valises à roulettes, les embêtements, la recherche d'un taxi ou de tonton Théodore et son "vous avez fait un bon voyage, donne-moi ta valise mémé". Le flux et reflux. Ceux qui vont au ciel, ceux qui en reviennent... Ils sont le mouvement permanent, le torrent de Sapiens Sapiens...

A suivre?

Léonel Houssam



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