Nous bâtissons la fin du monde



« Quoi ? Qu’est-ce qui c’passe ? Y’a un problème ? »
Bertrand pointe un à un la dizaine de combattants qui l’entourent. Le feu continue à croquer l’air, à chauffer les chairs, pores par milliards mués en geysers crachant la sueur…
« Me cassez pas les couilles ! Ce merdeux a tenté de me flinguer ! Tout le monde devient taré ! Je ne laisserais personne foutre la République par terre ! Personne ! Personne ! »
Les soldats ennemis ont cessé de tirer. Spectateurs étonnés du brasier. Les lignes de force gesticulent, s’organisent. L’état-major est prévenu. Sans doute la presse aux ordres retranscrit à la lettre les informations filtrées/sélectionnées par les hauts fonctionnaires en charge de la « liberté des citoyens ». Tout est sécurité. Tout est en coton-acier, tout est sous cellophane, sous air conditionné… Tout est fini, terminé achevé. La rue et la quarantaine de maisons qui la bordent sont pris dans l’étau. Les deux cent quatre combattants de la République sont épuisés. Déjà quatre semaines de siège, d’assauts, une centaine de morts de part et d’autre. La pleine lune est de retour vaisseau mère acnéique géo-stationnant dans le ciel bleu foncé. La nuit qui vient s’annonce difficile. Une dizaine d’hommes et de femmes balancent leurs armes au sol et rejoignent la rue principale, dans la ligne de mire des viseurs ennemis. Le leader de ce groupe porte un drapeau blanc. Il engage une marche vers l’ouest, le check-point le plus proche. Mains en l’air, visages crasseux, vêtements souillés, déchirés, miteux. La petite bande de zombies marchent vite. Bertrand leur ordonne de rester :
« Restez ici ! Notre République, c’est jusqu’à la mort ! Ils vont vous dézinguer comme des merdes ! »
Ils chevauchent un premier remblai de goudron et de terre. « On se rend ! » En face, un officier leur ordonne d’avancer doucement, toujours les mains en l’air. La fumée du cabanon et des corps entièrement calcinés s’est changés en volutes de fumées grises serpentant entre les barricades, les cadavres de voitures, les bâtisses dépenaillés par les combats. Ils sont dix brutalement saisis par des hommes en armes qui les menottent immédiatement au sol, lâchant quelques coups de poing et de talons sur ces visages amaigris. Le rêve s’arrête là pour eux. Les hélicoptères rôdent, bruyants puissants. Insectes d’acier géants prêts à se ruer sur leurs proies.
Bertrand est seul dans le salon de « sa » maison. La bouteille de whisky est déjà à moitié vide. Par intermittence, il entend les cris des prisonniers survivants. Bouche pâteuse et paupières lourdes, avachis sur le canapé, sa voix rauque secoue l’obscurité de la pièce : « J’ai pas demandé à ce qu’on me fasse chier ».
L’indien est en faction à la porte d’entrée. Il n’y a que le long couloir noir qui les sépare. L’indien est accroupi, fusil à la vertical tenu entre ses genoux :
« Bertrand, on est au bout du bout. 
- Je ne crois pas.
- Putain, y’a des déserteurs, des cadavres partout. Les autres vont pas tarder à se rendre aussi. 
- Alors on sera tous les deux et on tiendra tête à toute l’Humanité s’il le faut. 
- Ouais. Tu peux compter sur moi »

La planète entière se déforme sous les coups de cet atome fou qu’ils appellent leur République. La planète prend la forme d’un haricot, goutte d’eau seule dans l’espace bombardée en son centre par l’atmosphère d’une planète géante défonçant le système solaire. Et si les pôles s’inversaient enfin… L’indien garde un œil perçant braqué vers la rue :
« Il y a quatre points cardinaux auxquels on se rattache. La Terre est peut-être ronde, peut-être plate… Peut-être même qu’elle n’existe pas. Mais ces points cardinaux donnent le sens de notre mouvement. C’est d’ici, de Notre minuscule République que nous devons partir pour rejoindre les quatre coins du monde. 
- Exactement l’indien. Et c’est cette quête vers les au-delà accessibles qui finalisera tous nos projets. 
- Nous construisons la fin de tout. 
- Nous bâtissons la fin du monde. 
- Nous franchirons les frontières encore inconnues de la planète. 
- Nous les traverserons l’indien. On dit qu’au-delà de chacune des frontières du bout du monde, il existe une autre vérité. 
- Quatre vérités qui forment le sens de toute l’Histoire. 
- Et de sa fin l’Indien… L’Histoire et sa fin… »

Leurs voix forment un chant lancinant fondu dans celui des feuillages secoués par le vent et celui des grillons.
Extrait de « Notre République ». Nouvelle en cours d’écriture.

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