Le souvenir de la Terre



J'avançais avec des gens, c'est comme ça que l'on appelle ces êtres sans forme mentale que l'on croise sans cesse. Des sortes d'êtres humains pour qui l'on n'a aucune affection, aucune haine, à peine perçoit-on leur caractère vivant. Des atomes constituant une rivière d'eau boueuse. J'avançais avec ces gens, des dizaines au maximum sur ce chemin escarpé qui nous menait vers une destination inconnue. Des nuages très bas, une fraîcheur humide se mêlant à la sueur imbibant des vêtements crades. Je ne sais pas depuis combien de jours nous marchions. Il n'y avait plus qu'un jour, un seul, qui revenait chaque fois que je sortais de ces nuits sans sommeil. Les nerfs tendus, la peur, l'angoisse. Nous marchions sur les pentes abruptes de montagnes de je ne sais quel massif, de je ne sais quel pays, de je ne sais plus quelle planète. La Terre, sans doute, peu importe. Le souvenir de la Terre. Des souches d'arbres arrachés, des touffes d'herbe sèche, des déchets plastiques, des monticules d'ordures ça et là, des cadavres d'animaux puant à en infecter les poils des narines pour plusieurs heures. Je ne savais pas pourquoi j'avançais encore. Mon reptile de cerveau se refusait à abdiquer, porte cochère de mon âme dispatchée dans l'anxiété. Les ampoules aux pieds, la faim au ventre et la soif. Nous buvions dans les flaques, nous mangions des racines, nous grignotions de rares insectes. Nous tombions comme des mouches.


Jusqu'à ce jour qui se distingua des autres. Déjà deux d'entre nous avaient péri sur la caillasse. D'épuisement, de déshydratation, de maladie. Le ciel bas fut troué par un halo solaire. On avait besoin de Dieu. Y compris ceux qui pensaient que c'était une supercherie. Des parterres d'herbe verte, une fine source d'eau claire et nos yeux crotteux s'ouvrirent vers le bas de la pente. Du fond de la vallée sombre une trentaine de chevaux de trait galopaient vers nous, puissants, en bonne santé, le poil fauve et la crinière crémeuse. Ils venaient vers nous, un peu comme une armée de barbares prêts à se jeter sur nos carcasses tièdes. Nous restâmes debout, captivés. Quand ils arrivèrent à notre hauteur, ils ralentirent le pas avant de nous encercler. Pacifiques. Calmes. Massifs. Ils se mirent à brouter l'herbe verte. Le bruit de leur mastication, la douceur de leur poil. La chaleur. La vie. La joie. Nous avions la nature avec nous. Nous avions la vie de nouveau. J'ai vu les gens devenir des personnes. Et sur le visage de ces personnes, j'ai vu des sourires magnifiques à en pleurer. Nous étions sauvés pour quelques temps. Nous avions à nouveau un semblant d'horizon.

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