On criait famine comme des cons, on piétinait la misère



L'ivresse mange leurs yeux, les fêtards sont de plus en plus nombreux. Aline lime ses ongles en claquant sa langue. Polo accueille Géo à bras ouverts. Le massif, le costaud, la mâchoire puissante, le torse velu jaillissant d'une chemise à fleurs:

"Alors ma caille, mon Polo, comment va? 
- Je jongle avec les nibards et les biffetons et toi? 
- Je savoure l'ami! Je picole, je jouis! Je suis du bon côté putain!
- Tous ceux qui passent par l'Usine sont les élus, touchés par la grâce apocalyptique". 

Ils rient. Ils trinquent. Géo fronce: 

"Je me rappelle l'époque des cons, quand on se croyait perpétuellement en croissance. J'étais une putain de leadeuse syndicaliste. On se battait contre nos ennemis, on luttait pour nos droits, nos petits rêves de merde, nos rêves de petites maisons, de retraites, de vacances, de salaires et ci et ça. Les élites, c'était les fils de pute, on était les victimes de leur méchanceté. On était pourtant les mêmes cons, les mêmes merdes qu'eux. On ne voyait rien. On ne comprenait rien. On parlait de justice en piétinant les plus faibles que nous. On s'en battait les couilles des affamés du monde, on s'en battait du réchauffement climatique, des guerres ailleurs, on s'en battait les couilles et on la leur mettait bien profond en gueulant qu'on survivait, qu'on tirait la langue. On survivait avec un salaire, avec une assurance santé, on survivait avec du chauffage, des garde-robes, des petits cadeaux aux fêtes de fin d'année, on criait famine comme des cons, on piétinait la misère, on piétinait la souffrance en prétendant être solidaires. On était solidaires de notre seule cause, de notre seul milieu. On gueulait comme des putois, on se fritait avec les flics en hurlant injustice, on s'en prenait plein la gueule mais on aimait ça, on tripait, on exultait, on se faisait en fait bien chier dans nos sur-vies, avec nos bobonnes, nos appartements chauffés, notre eau chaude, nos assurances maladies, nos routes, nos autoroutes, nos caddies, nos frigos remplis, notre survie de pacotille, nos vies de merde, ah PUTAIN C'EST FINI! La survie, c'est MAINTENANT! Et c'est bon de sentir les os craqués des abrutis qui ne sont pas passés par l'Usine! Ils se plaignent, ils pleurnichent, petits chiens obéissants. J'en suis sorti!

- Tu vois Aline? Géo est passé par là. Je l'ai embarqué un jour. Il pissait sur une rangée de militaires en hurlant: "A MORT LE PRÉSIDENT! DÉMISSION! DÉGAGE! On l'a embarqué. 

- Oh ouais putain, ils m'ont embarqué et j'ai passé deux jours d'enfer. Ils m'ont tabassé jusqu'à ce que j'en perde toutes mes dents et que je ferme ma grande gueule de syndicaliste troufion. 

- Puis on l'a amené à l'Usine... Et six mois plus tard, il en est sorti comme ça. Un beau mec, fort, du côté des puissants. 

- Yes et maintenant, c'est moi qui tabasse du manifestant. ça me fait tellement du bien. Regarde Aline! Quand tu sortiras de l'Usine, tu auras tout ça pour toi. Tu seras à l'endroit, débarrassé de tes instincts primaires de soumis perpétuel, de révolté de merde. 

- Géo est un gradé maintenant. 

- Yes et je bosse pour Polo! C'est moi le boss des rafles dans la ville d'en bas! On sauve des vies! On les enlève de destins de populeux crétins. On les élève. On leur réapprend la foi. On leur donne un but, on leur donne un horizon. On les délivre de leur aliénation!"

Ils prennent un nouveau verre. Ils vont enchaîner la nuit entière dans la douceur moustique de l'aube, enlevés de la croûte terrestre, transportés dans l'ivresse et l'orgasme. 

Des prostitués descendent d'une estafette. Elles sont radieuses. Elles sont impeccablement maquillées, elles sont fières, joyeuses, elles dansent de joie et se jettent dans les bras des fêtards libérés de toutes les chaînes. Éternité de l'instant... 

Extrait de "Les silhouettes fantomatiques non-genrées". 





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