L'assassinat de mon père (3)

 




Mon père s'est suicidé en août 1987. Il avait presque 37 ans. ça s'est passé lorsque j'étais en vacances en Corse avec ma mère. 

Toute mon existence, je l'ai vécue avec ça. Le suicide bien sûr, et tout ce qui a précédé. Lorsque je pense à ce mode de disparition, je me dis qu'on ne parle jamais de "beauté du geste". Pour des raisons intimes, psychologiques, sociales, sociétales, religieuses, politiques et historiques, la personne qui se donne la mort n'offre à ceux qui lui survivent aucune forme de fierté. Plutôt de la honte, du moins un questionnement perpétuel. 

Débuter par ces mots est un peu indécent, provocateur, touchant, assommant et quelque peu attendu. Pour autant, je ne peux en rester là. Balancer ce microphénomène à l'échelle de l'Humanité, mais un cyclone de type 5 à l'échelle de ma propre vie serait trahir une vérité plus enfouie encore. Impossible de déballer tout ça avec ces quelques phrases. Parce qu'aujourd'hui, alors que la cinquantaine m'ouvre ses vieux bras, je ne peux plus parler de tout ça comme j'aurais pu le faire il y a dix ans de cela. 

Je reprends donc. 

Mon père s'est officiellement suicidé en août 1987. Il avait presque 37 ans. ça s'est passé lorsque j'étais en vacances en Corse avec ma mère. La version officieuse, celle que j'ai été contraint de tenir sous le boisseau de ma propre psyché et au regard de tous, c'est que mon père a été assassiné. J'en suis convaincu et j'ai à bien des égards la preuve par les faits de ce que j'avance. 

Comme je l'ai indiqué quelques lignes plus haut, je n'aurais jamais avancé une telle certitude il y a une dizaine d'années. Jusqu'à l'âge de quarante ans environ, j'ai raté ma vie méthodiquement du fait de ce suicide. Le torrent de désespoir dans lequel je me noyais durant ma jeunesse s'est peu à peu asséché. J'ai épuisé toutes les options qui m'étaient offertes pour dézinguer mon viager existentiel sauf, bien entendu, le suicide. Cet acte était  honnis. Il fallait donc user consciemment et inconsciemment de tous les subterfuges pour en arriver au même résultat. J'y reviendrai. 

ça n'est pas anodin d'affirmer que son père a été assassiné quand tout le monde est certain qu'il s'est donné la mort. C'est même un acte terrifiant de l'écrire eu égard aux personnes que cela implique. Car s'il y a assassinat, c'est qu'il y a un assassin. Et ce dernier, même s'il y a désormais prescription, vit avec ça dans sa tête. Il m'est impossible de dire s'il est encore vivant ou bien s'il est mort. Pour être tout à fait honnête, essayer de savoir ce qu'il est devenu aujourd'hui est au-delà de mes forces. 

Pour cet assassin, je ne peux dire qu'il court les rues selon la formule consacrée. Cela pourrait peut-être vous étonner ou vous choquer, je ne lui en veux pas. Sans doute même que je lui en suis gré. Ne me juger pas mal, il faut que je le dise, il a bien agi seul, peut-être avec l'aide d'un tiers. Je ne pourrai jamais le savoir. Ce que je sais, c'est que j'ai été, pour diverses raisons, complice de son acte final. 

Mais pour aller au terme de cette histoire, la mienne, il me faut bien sûr raconter une partie de ma vie, du moins ce que ma mémoire a pu en retenir sans trop la déformer. Je veux le faire avec le plus de pudeur possible. Ces pages ne sont pas un règlement de compte, elles ne sont pas un prétexte pour raconter la place du père dans la vie d'un garçon, elles ne sont pas un moyen de me mettre en avant et encore moins d'attirer l'attention, la pitié, la compassion ou la sympathie de qui que ce soit à mon endroit. Ces pages ont vocation à raconter une vérité et un mensonge, à analyser la construction d'un mensonge qui devient la vérité, et d'une vérité qui devient le néant. Ces pages n'ont rien non plus de thérapeutiques, et encore moins des airs de confidences impudentes à l'endroit de lecteurs. 

Pour mon père, il faut que je dise cette vérité que seul mon esprit peut porter. Personne au monde ne peut le dire à ma place, car tout le monde est persuadé qu'il s'est suicidé. Son assassin et moi-même savons parfaitement qu'il n'en est rien. 


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