Sous la croûte terrestre

 



Même mes mains ne tremblaient plus de la même façon. Mes pieds étaient froids, mon miroir ne reflétait plus qu'une pauvre gueule de singe sensuel à la peau cireuse. C'est pour ça que je suis parti. Avant, il y a très longtemps, j'avais vécu hors du monde. Dans le monde mais hors du monde. Une mouche dans l'essaim qui ne cessait de se cogner aux vitres. Vous connaissez ça. Un parent ou deux que l'on déteste, des écrans perclus de mauvaises nouvelles, un oreiller inconfortable même si on en change tous les ans, de la cire d'oreille amère sur le bout des doigts, des manières, des gestes, des comportements intimes qu'on n'oserait jamais crier sur les toits et encore moins dans le tympan du plus fidèle des fidèles des amis.
J'eus la chance de rencontrer quelqu'un qui donna un sens à tout ce bordel cosmologique infernal que même les plus géniaux des scientifiques ont peine à expliquer. Il y eut de la douceur, parfois de l'harmonie. Il y avait un luxe inimaginable pour atteindre ne serait-ce qu'en deux décennies d'une vie cette forme de voyage de plaisance où l'on a un but. Un enfant. Un amour. Une passion. Un succès. Un endroit. N'importe. Ce truc auquel on accède au point de se dire que c'est injuste pour les autres. Un continent intime, privé, personnel immense offert par un heureux hasard mais qui, de toute façon -c'était prévu- disparaîtrait tragiquement tôt ou tard.
Et ce fut le cas. Le monstre se réveille toujours, cette hydre à six vents violents, aux tentacules gluantes et aux charmants relents de retour en enfer vivant.
Ce n'est pas drôle. J'en ai conscience. On m'a souvent dit d'aérer mes écrits, d'y injecter des petites touches d'humour et d'y distiller des lingots d'espoir afin d'être lu. C'est pourtant quelque chose auquel je ne me soumettrai pas. Épargner ceux qui lisent, leur offrir le droit de lire pour "se divertir" est une chose qui me répugne au même titre que la raie de mon cul quand je ne me lave pas pendant deux ou trois jours.
Quand l'illusion de la fable que l'on a vécue s'effondre, il ne reste rien d'autre qu'un entre-moi bouffi, imbibé par les larmes incessantes et la révolte, la colère, le désir puissant de se venger. L'injustice est avant tout un concept personnel, égoïste, elle n'est faite que nos propres ressentiments, elle nous pousse vers la mort, elle nous pousse vers une vie faite de sang, de gencives abîmées, de cœurs défaillants...
La prouesse ne tient qu'aux souvenirs, ceux que le cerveau accepte de sauver et de faire revenir à la conscience.
C'est pourquoi je vis sous terre, dans la croûte terrestre, à quelques dizaines de mètres de la surface. Là où on ne peut me surveiller, me reconnaître. Aucun réseau, aucun satellite, aucun quidam ni même aucun flic ne peut savoir que je suis là. Mort là-haut mais vivant ici. Dans cet endroit que je ne quitte que très rarement et avec beaucoup de précautions pour chercher quelques nourritures, bougies, combustibles, livres, objets, meubles, couvertures, vêtements, eau et quelques médicaments, n'existe pas pour les hommes, tout comme quelques milliards d'astéroïdes qu'ils ne peuvent détecter.
La vie, pour ce qui l'en reste se résume souvent à l'ennui, le sommeil, la lecture, de l'exercice physique et des aventures quand je retourne à la surface.
Sans jour et sans nuit, et donc dans une nuit éternelle, le cerveau est en roue libre. J'y savoure les instants de lucidité comme celui-ci et j'y perds la raison tout le reste du temps. Les stigmates sur mon corps osseux en témoignent, mon incapacité à exprimer des mots compréhensibles par la bouche aussi...
Et si finalement j'aimais être esseulé...

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