Les belles femmes de la télé


C'est hyper dur de trouver les mots, surtout avec les dents cassées, la bouche emplie de sang, de chants de hiboux. La nuit surtout, c'est difficile, c'est compliqué, au milieu des éviers remplis de vaisselle sale, la table qui déborde de ces choses avariées. C'est dur la nuit, seul, la nuit, la lumière de la Lune à travers les rideaux sales, gris, pas lavés depuis que la mère s'en est allée. C'est pas facile de parler avec la bouche pleine de sang, c'est pas évident de penser quand on regarde ses dents éparpillées sur le carrelage de la cuisine. Les rideaux sales, la télé allumée et le fantôme de mamie qui va et vient, les orbites vides rivées sur l'écran, les belles femmes en robes moulantes qui dansent, hyper maquillées, hyper gaulées, hyper aspirées par les caméras. Mamie admire. Ce qu'elle préfère ce sont les belles femmes de la télé et le fantôme de la reine d'Angleterre.

C'est compliqué d'écrire les doigts couverts de sang, tout comme c'est insupportable de penser avec les gencives mises à nu noyées dans la salive et l'hémoglobine, ils ont gagné dans la télé. La météo et puis le journal. Ils parlent bien là-dedans, on sait qu'ils savent tout, on sait qu'ils sont plus intelligents que nous, c'est pour ça qu'ils sont dans la télé, c'est bien la preuve qu'ils sont plus intelligents et doués que nous.

La mamie disparaît. Dans la paume de ma main barbotent mes dents dans la flaque de sang qui ondule... Je me rappelle ces rares moments où nous étions heureux tous ensemble. Il y avait le pâté en croûte, le gâteau aux pruneaux, le verre de calva "pour le petit aussi". Rien ne faisait de mal. Pas de ceinture dans la bagnole. C'était pas mal. C'était bien. Les doigts dans la prise. C'était pas mal, c'était pour jouer. Même les pompiers ont ri et les infirmières se sont moqué. Les bons moments, ramper à quatre pattes entre les jambes géantes des adultes... La fumée dansant dans le salon. C'était pas mal. C'était pour le plaisir. Le pâté en croûte donnait un peu envie de vomir mais il était bon. La télé sans cesse allumée. Les actualités. Les publicités. Les adultes parlaient et criaient, ils riaient et se touchaient bizarrement. Mais c'était permission de ne pas se coucher, de regarder les gens intelligents dans la télé. Comme ils savaient tout, qu'ils en étaient si beaux de tout savoir et leur maquillage, leurs habits impeccables. Il y a eu de bons souvenirs...

Le vent fait valser le rideau sale. Les collines en contre-jour, le crépuscule, le marteau par terre et la douleur qui devient aussi insupportable qu'un piment dans la gorge... Je ne me rappelle pas bien. Mes dents. Le marteau. Ma main ferme sur le manche et le coup puissant qui m'éclate la bouche... Les gens de la télé ne se cassent pas les dents avec un marteau, ils ne prennent pas des médicaments et de la drogue comme nous. C'est la preuve qu'ils sont plus importants que nous. C'est pour ça qu'ils sont dans la télé et que nous sommes tous dans le canapé, à les regarder, à les interpeller, à les engueuler, à les adorer. On peut taper sur la télé avec un marteau, ils ne sentiront rien et réapparaîtront dans une autre télé. Et parfois ils ont des jumeaux, ils ont des clones qui envahissent toutes les télés du monde. Ils sont loin même s'ils sont devant notre canapé. Quand on les voit en vrai, on bafouille, on dit n'importe quoi, on a les mains moites et le cœur fou. C'est qu'ils sont là. C'est comme ça qu'un samedi sur le parking de Cora, on a vu Michel Topaloff et Sim qui faisaient rigoler tout le monde. Hier ils étaient dans l'émission de Drucker et là, ils étaient devant nous en vrai. Ils faisaient moins réels en vrai qu'à la télé. Tout le monde a pensé ça. Ils semblaient venus du ciel pour nous réjouir un peu. Parce que ça nous ferait un souvenir éternel. La preuve j'en parle encore...

La douleur est vive. Je réalise que je n'ai plus de dents devant. J'ai tout de même préféré Sim parce qu'il était drôle avec sa tête et surtout il m'a dit bonjour en me serrant la main comme à un adulte... C'était magique. J'allais avoir la cote à l'école. Ça changerait de d'habitude.

Je ne tiens plus sur mes jambes... Et je... 

Il y en avait de bons moments... Quand le tour de France passait, on voyait les gens de la télé passer sur des motos ou des voitures. Ils étaient en même temps dans la télé et en même temps avec nous, les petits, les gens pas bien élevés, les gens qui ne savent pas s'habiller joli comme eux...

J'ai encore des choses à dire mais je ne peux plus parler. "Donnez-moi votre adresse monsieur." Ma réponse est un gargouilli baveux. La vie n'avait pas bien commencé de toute façon. 


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