Gavez-vous de films pornos - Chroniques des Parallèles 32

Léonel Houssam


Vous me direz que le niveau général baisse. Beaucoup diront "il faut vivre avec son temps" tandis que d'autres postillonneront un "c'était mieux avant". Mais à ces deux peuples qui se côtoient et s'affrontent dans un débat débile permanent, je dirais simplement qu'ils font fausse route. Je dirais même qu'il n'y a pas de route du tout.

Le seul endroit où nous allons, chacun le connaît. Une ligne d'arrivée au bout d'aucun chemin, aucune voie, aucune route. L'essentiel de ce que nous croyons librement penser, l'écrasante majorité des choix que nous pensons faire sont pré-décidés, pré-mâchés et même pré-digérés. Non par une obscure organisation mondiale d'affreux humains d'origine extraterrestre ou d'élites unies pour faire du mal aux "vrais gens de la vraie vie" et encore moins une secte planétaire religieuso-kabbalisto-maçonno-machin-chose bidon. Mais par notre seule nature, le seul fonctionnement de nos organes, de nos cervelles, de nos systèmes nerveux et de l'environnement dans lequel nous pataugeons.

Cette idée est devenue difficile à accepter pour les occidentaux et leurs versions calquées du reste du monde tant la vision individualiste, matérialiste et consumériste a siphonné chaque encéphale.

Des chercheurs ont révélé que nos cerveaux rétrécissaient. À eux de nous en donner une explication. Seulement je peux constater comme tant d'autres, que nos pensées, émotions, envies, projets rétrécissent. Les anti-numeriques sentent un certain danger à se répandre dans la fange digitale. Ils n'ont pas tort même s'ils ne savent pas au fond les conséquences d'un tel web-gavage. Pour les autres, dont je fais partie, la machine à lessiver a déjà gagné malgré le fait que je prétende être en alerte, "critique", pas dupe, bref que je me prétend assez fort pour lutter contre l'attraction d'un trou noir qui m'avale.

Certains me rétorqueront qu'ils ne sont pas comme ça, qu'ils gardent leur libre-arbitre ou qu'ils ont "du recul". Pure prétention individualiste. Mais si ça leur fait du bien de le penser, alors qu'ils se fassent du bien.

En réalité personne n'est libre (et ça ne date pas d'aujourd'hui). L'égalité n'existe pas, la fraternité ne se déclare pas et ne se décrète pas. Nous écrivons des commentaires dans les zones qui ont été prévues pour ça dans un cadre légal que nous connaissons mal, des chartes que nous ne lisons pas, des standards de la communauté que nous jetterions comme du PQ souillé si l'on demandait notre avis.

Contrairement à un mur en dur sur lequel quelqu'un aurait écrit une revendication, nous ne pouvons barrer et écrire par dessus, nous ne pouvons pas pisser dessus, nous ne pouvons pas repeindre par-dessus. De même que nous sommes contraints par un nombre de caractères, par des formats d'images et par des règles obscures nous invitant à dire tout ce qu'on veut dans la limite de restrictions et d'interdictions aussi longue que tous les bras de chaque humain mis bout à bout.

Nous sommes passés d'une existence de survie presque animale à une bouillie existentielle recouverte par un plafond virtuel aussi dangereux que le vide spatial infini dont nous sommes protégés par une atmosphère de quelques dizaines de kilomètres et un bouclier magnétique puissant. Nous gigotons par milliards dans un espace étroit où nous finirons rapidement étouffés et taillés en tranches. Notre dernière chimère avant extinction est le monde 2.0.

Collés à nos écrans pour le boulot, pour nos démarches administratives, pour nos loisirs comme pour notre santé et nos quêtes philosophiques, intellectuelles et spirituelles, pour organiser nos funérailles, pour éduquer nos enfants, pour orienter nos vies, pour chercher un appartement, pour payer nos factures, pour comploter contre notre voisin, pour pécho du beau gosse ou de la belle meuf, pour réparer nos chiottes ou cuisiner nos plats...

Chaque navigation, chaque usage d'une carte de crédit, chaque passage devant une caméra connectée, chaque coup d'œil sur un site, toutes nos recherches, toutes nos photos, écrits, rages, frustrations, tentatives de monnayer nos passions sont traités par le Big data, stocké dans dans Datacenters, transmis via des câbles géants, des satellites coûteux, des antennes relais afin d'être vendus à notre insu ou avec notre naïf consentement. Et depuis quelques années nos petites matières grises individuelles projetées dans ces écrans sont avalées goulument par des IA qui les compilent, les associent, les formatent et les recrachent.

Nous sommes des milliards à avoir délégué nos vies aux géants du numérique, aux agences de renseignement, aux mafias, aux groupuscules et aux industriels du contrôle des masses.

Montrez un téton et vous serez banni. Dites que vous voulez mettre fin à votre existence et vous serez repris en main. Avouez vos penchants révolutionnaires et vous serez poursuivis. Gavez-vous de films pornos, d'amants et amantes virtuels. Happez un maximum de followers. Délectez-vous du malheur des uns et faites-vous passer pour quelqu'un d'extraordinaire en générant des textes GPT que vous êtes incapables d'écrire seul, en plaquant des filtres sur vos gueules enfarinées, inventez-vous riches, célèbres, laissez croire que vos vacances dans un hôtel 4 étoiles aux Baléares sont exceptionnelles, inventez-vous poète, génie incompris, "CEO" suprême d'une micro-entreprise. Ça ne prouvera qu'une seule chose :  votre vie est juste déjà écrite, décidée, fabriquée envers et contre votre prétention à être libre ou à vouloir le devenir.

Ne voyez pas dans ce texte une vision arrogante et méprisante. Je m'inclus dans le "vous". Et rassurez-vous, il ne m'apportera aucune gloire, aucun sentiment de supériorité. Il n'a déjà qu'une seule utilité : nourrir les IA qui s'en serviront pour générer des textes, des images et pour constituer un dossier qui sera, le cas échéant, utilisé contre moi.

Grâce à ce second monde, nos dirigeants de tous bords ont pu nous confiner sans qu'il y ait beaucoup de résistance. Les rebelles de la déconnexion, les anti-smartphones, les derniers des mohicans de l'hors-numérique, vous êtes déjà dedans. Même les villages les plus reculés non connectés sont cartographiés, numérisés, catalogués, surveillés. Chaque millimètre de la planète est sous contrôle et bientôt entièrement avalé par le vortex digital. Dans quelques années, des révoltés par milliers tenteront peut-être de renverser la table. Ils auront en face d'eux des légions d'androids armés jusqu'aux boulons pilotés par IA...

Ils peuvent affirmer : on trouvera un moyen et on les vaincra. Mais qui aujourd'hui penserait qu'il peut faire tomber un ennemi surarmé avec des arcs et des flèches empoisonnées ? Personne. Les "contre" devront sʼarmer de numérique pour espérer mener à bien leur lutte. Peine perdue...

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